Introduction :
La villa de Saint-Bézard située en Narbonnaise centrale se trouve dans la moyenne vallée de l’Hérault, à l’extrémité septentrionale de l’actuelle commune d’Aspiran, à deux kilomètres du fleuve Hérault (fig.1). Elle domine d’une dizaine de mètres, la rivière Dourbie et se trouve à moins de 500 m à l’ouest de la grande voie romaine, visible sur la Table de Peutinger, qui depuis Cessero (Saint-Thibéry, Hérault) et la voie domitienne, permettait de relier Luteva (Lodève), Condatomagos (Millau, Aveyron) et Segodunum (Rodez, Aveyron).
La villa est associée à un atelier de potiers et ce complexe domanial est installé à environ 40 m d’altitude, sur une succession de larges terrasses exposées au nord-est, au pied du relief volcanique des Potences, à la limite des coteaux et de la plaine alluviale de l’Hérault.
La surface occupée par cet ensemble, fondé au tout début du Ier s. ap. J.-C. et qui a été occupé jusque vers le milieu du Ve s., est considérable puisqu’elle atteint plus de 2,5 ha (fig.2).
La découverte du site :
Le site a été découvert à l’occasion d’une série de travaux agricoles qui ont concerné plusieurs parcelles plantées en vigne. Les premiers, réalisés à la fin des années 1950 ont provoqué la mise au jour, des vestiges de la villa occupant la partie sud-orientale du complexe. En 1969, le charruage d’une parcelle située à 100 m au nord-ouest de la précédente découverte a entrainé la destruction partielle d’un atelier de sigillée découvert lors de prospections de surface. Très rapidement, il est apparu que celui-ci était en fait intégré à une vaste zone artisanale de plus d’un ha.
L’exploration archéologique de Saint-Bézard a commencé au début des années 1970 par la fouille d’une partie de l’atelier par P.-Y. Genty† et J.-L. Fiches† puis s’est prolongée en 1978 par l’exploration de l’extrémité d’un chai vinicole, détruit par l’élargissement de la route nationale 9.
Un peu moins d’une dizaine de fours a été mise au jour et en partie fouillé ; cette opération a confirmé la production locale de sigillée et a montré la fabrication de plusieurs types d’amphores régionales destinées au commerce du vin.
En 2005, un programme de recherche de l’UMR5140 ASM du CNRS a été mis en place sous la direction de Stéphane Mauné, avec la codirection successive de Ronan Bourgaut, Benjamin Durand et Charlotte Carrato, qui pendant neuf années et jusqu’en 2013 a permis de mettre au jour et d’étudier 2 ha de vestiges archéologiques. La totalité de l’atelier et tout le tiers occidental de la villa ainsi qu’une voie empierrée traversant le complexe ont été fouillés et étudiés. À partir de 2019 et jusqu’en 2021 et après l’acquisition par la commune d’Aspiran de la totalité de parcelles occupées par la villa, un nouveau programme de recherche mené avec Vincenzo Pellegrino, Oriane Bourgeon, Ophélie Tiago, Charlotte Carrato, Jordan Latournerie, Séverine Corbeel et Quentin Desbonnets a concerné les deux tiers restants de la villa (fig.3).
Ces recherches ont été financées par le Ministère de la Culture, le CNRS, le département de l’Hérault, la Région Occitanie, le LabEx Archimede Montpellier et la commune d’Aspiran. Le temps est désormais venu d’une valorisation des vestiges et des connaissances, notamment à travers la réalisation d’un support numérique actif et la réalisation d’une grande maquette de site. Une partie de la villa va par ailleurs faire l’objet d’un projet architectural de stabilisation associé à la réalisation d’un jardin d’agrément méditerranéen.
Construction de la villa :
La villa a été construite dans les années 10 ap. J.-C. Bien conservée sur sa moitié ouest, elle présente un plan rectangulaire de 51,50 x 48,75 m comportant une cour centrale à péristyle bordée de quatre galeries. Elle disposait de vastes installations destinées à la production de vin, avec une capacité de stockage d’environ 300 dolia soit un maximum de 4500 hectolitres. Les données matérielles recueillies conduisent à identifier cette villa comme un centre domanial, crée de façon ex-nihilo par un italien, Quintus Iulius Pris(cus) vraisemblablement originaire de Puteoli/Pouzzoles, grande ville portuaire située au nord de Naples (Campanie).
La documentation recueillie lors des fouilles comprend en effet plusieurs supports épigraphiques distincts portant le nom de ce personnage : timbres sur dolium (2 ex.), timbre sur coupe calcaire engobée trouvée dans la fosse de fondation de la villa, anneaux en bronze avec cartouche poinçonné (8 ex.) et scels en bronze (4 ex.). La centaine d’exemplaires de timbres sur sigillée locale au nom de Q. IVL.PRI pourraient appartenir au même personnage mais il n’est pas exclu que l’on soit en présence de son fils ou plus vraisemblablement de l’un de ses affranchis (fig.4).
La précocité de cette villa fait son originalité car dans le sud de la Gaule, tous les grands sites de production de vin fouillés sont plus tardifs et apparaissent au plus tôt vers les années 40 ap. J.-C. (villa de Vareilles à Paulhan par exemple) mais plus généralement vers 70 ap. J.-C. Le dossier de Saint-Bézard nuance donc fortement le paradigme d’une viticulture régionale dont la montée en puissance serait tardive dans le Ier s. Cette observation doit être mise en relation avec la production, dans l’atelier de potiers attenant, d’imitations d’amphores fuselées de Tarraconaise (Pascual 1 et Dr. 3-2) et d’amphores gauloises à fond plat précoces (G.7, G.9, G.8, G.2). À partir des années 60, l’atelier produite exclusivement des G.4, et dans une moindre mesure des G.1 et des G.2. Le chai occidental a connu trois états, le second succédant au premier au milieu du Ier s. Le deuxième état se caractérise par la mise en place, sur tout l’angle sud-ouest de la façade méridionale de la villa, de puissants contreforts renforçant un mur construit en opus africanum. L’intérieur du chai est réorganisé au moins dans la partie touchée par cette reconstruction et de nouveaux dolia sont installés sur les anciens vaisseaux, arasés au quart de leur hauteur. Un troisième et dernier état succède au deuxième dans le courant du IIe s. et le chai reste en activité jusqu’à la charnière des IIIe et IVe s. Le chai oriental est moins bien conservé et l’on n’en connait que l’état initial, daté de la fin des années 10 ap. J.-C.
Dans la cour centrale, le long de l’aile nord et exposés au sud, deux ensembles de 14 et 10 dolia ont été installés dans les années 30 ap. J.-C., peut-être pour la production de vin blanc oxydatif vieilli artificiellement au soleil comme semble l’indiquer l’absence de bâtiments (fig.5). Des témoignages matériels (pesons, forces) attestent que la villa tirait aussi une partie de ses revenus de l’exploitation des ovins (laine) et il est probable qu’une partie de son fundus était consacrée à des cultures céréalières et maraichères.
L’enrichissement apporté par ces productions domaniales mais, surtout par le vin se traduit dans les années 30 par la construction d’une aile thermale à itinéraire rétrograde, associée à une très grande cour d’exercice (palestre). Au début de l’époque flavienne, contre la voie, une grande tour abritant dans son entresol des petits thermes ainsi qu’une cuisine-boulangerie fut édifiée au début de l’époque flavienne, peut-être pour diversifier les sources de revenus en développant des structures d’accueil des voyageurs.
À la même époque une imposante piscine extérieure de 280 m2 d’emprise au sol, alimentée par un aqueduc fut construite devant les thermes, sur une partie de la palestre (fig.6).
La découverte de cette natatio embellie par une grande abside abritant probablement une fontaine monumentale ne laisse de surprendre car, habituellement, les natationes domaniales, comme celle de Vareilles à Paulhan, ont des surfaces comprises entre 70 et 130 m2. La taille de ce bassin extérieur renvoie plutôt à des équipements publics urbains et l’on s’interroge sur la possibilité d’un acte d’évergétisme du propriétaire du complexe en faveur de la population rurale environnante. Dans la cour à péristyle, une grande fontaine à deux bassins opposés de 12 x 3 m, installée en position axiale par rapport à l’axe du grand porche d’accès à la villa, a été construite au même moment (fig.7). Dans les niveaux de démolition qui comblaient l’un des bassins a été retrouvé une belle tête d’un Éros en marbre de Carrare ainsi que des fragments d’une mosaïque pariétale en bleu d’Égypte surmontée d’un enduit peint polychrome. Un puits situé à moins de 2 m a pu être fouillé grâce à la mise en place d’une structure sécurisée spécialisée (association « Archéologie Des Puits ») (fig.8). Cette opération délicate a permis de montrer que sa fonction était d’accueillir des dépôts en lien avec des pratiques cultuelles associées à cette grande fontaine qu’il faut donc identifier comme un nymphée.
La présence de ces éléments est venue confirmer la localisation de la pars urbana que l’on restituait au-dessus de l’aile méridionale abritant les fouloirs, les pressoirs ainsi que des salles de stockage du vin (fig.9). Cette configuration permettait au propriétaire et à sa famille de dominer le cours de la rivière Dourbie, de voir la voie romaine et ses abords et de contrôler la plus grande partie du fundus de la villa. En grande partie fossilisée dans son état du Ier s., la villa a cour centrale est occupée jusqu’à la fin du IIIe s., époque où elle est démantelée et remplacée par une occupation lâche de points d’habitat à vocation artisanale et agricole —peut-être après un bref hiatus ? — qui se maintient jusque vers le milieu du Ve s.
L’atelier, un peu plus précoce que la villa, puisque fondé dans les années 5-10 ap. J.-C., est actif jusqu’à la seconde moitié du IVe s. Il occupe deux terrasses localisées à l’ouest de la villa et s’organise autour d’un très vaste bâtiment de plus de 500 m2. Les vestiges plus ou moins bien conservés de dix-huit fours de taille et de typologie différentes ont été étudiés ainsi qu’un quartier spécialisé dans le traitement et la préparation de d’argile. Les potiers ont d’abord produit toute une gamme d’amphores destinée à la commercialisation du vin, de la céramique à pâte claire ainsi que des matériaux de construction (tuiles, antéfixes, briques en quart de rond pour les colonnes, tuyaux, briques), indispensables à la construction de la villa.
L’apport le plus important à la connaissance de l’économie domaniale d’époque romaine a cependant consisté en la mise au jour de deux grands fours à dolium, et d’un troisième dont ne subsistait que l’empreinte rougie sur le substrat rocheux affleurant, qui constituaient en 2005, à l’échelle de la partie occidentale de la Méditerranée les seuls témoignages alors connus de structure de cuisson de ce type (fig.10). Les dolia ovoïdes de 1,70 m de hauteur et d’un volume moyen de 14/15 hl étaient d’abord destinés à équiper les deux grands chais de la villa mais, ils ont aussi été vendus dans la moyenne vallée de l’Hérault comme le montre la découverte de fragments appartenant à des dolia aspiranais sur une dizaine d’établissements ruraux contemporains. La production de ces grands conteneurs a été stoppée dans les années 30/40 ap. J.-C. Entre 20 et 40 ap. J.-C. une quinzaine de potiers a tourné de la vaisselle en sigillée grésée, diffusée d’Orange à Narbonne et qui constitue un rare exemple de délocalisation d’une activité artisanale entre l’Italie du Sud et la Narbonnaise centrale. Grâce aux nombreux exemplaires de timbres associés à cette production, on sait en effet que les potiers étaient originaires de Pouzzoles (Baie de Naples), du nord de l’Italie mais aussi de la vallée du Llobregat (Barcelone) et peut-être aussi de Narbonnaise (anthroponymes celtiques
Conclusion :
Édifiée au début du Ier s. sur la berge d’une rivière marquant la limite supposée entre la colonie romaine de Béziers et la petite cité latine de Lodève, Saint-Bézard peut être considérée comme une villa dont le projet de construction semble avoir été encadré par un rigoureux cahier des charges. En effet, plus de 90% de la surface en rez-de-chaussée étaient dévolus à la production de vin. Celle-ci était organisée autour d’une belle cour à péristyle, accessible depuis un porche situé au milieu d’une galerie de façade donnant sur la rivière. Dans les années 70, cette cour fut monumentalisée par l’installation d’une grande fontaine comprenant deux bassins opposés. Entre la villa et la voie traversant le complexe, une grande natatio à abside fut construite à la même époque. Avec de tels indices, l’hypothèse d’une pars urbana installée au-dessus du rez-de-chaussée de l’aile sud — que les caractéristiques architecturales des murs dégagés renforcent — apparait comme la plus plausible. La position de celle-ci renverrait en partie au modèle tardo-républicain des villae maritimes connues en Italie qui se caractérisent par la présence de grandes constructions rectangulaires édifiées sur podium et dominant la mer. À Saint-Bézard, le choix aurait été fait d’une position dominante sur une rivière, avec une exposition au Levant. À l’aspect sinueux et verdoyant du cours de la Dourbie s’opposait la masse géométrique claire de la villa, éclairée par le soleil du matin et visible depuis la voie romaine nord-sud située à quelques centaines de mètres.
Pour l’Aquitaine méridionale, le rôle des rivières et des vallées dans le choix d’implantation des villae, qu’elles soient alto-impériales ou tardo-antiques a été bien mis en relief par les recherches de Catherine Balmelle selon laquelle « la présence de l’eau et la beauté du paysage paraissent avoir été des critères discriminants dans le choix des implantations » pouvant apparaitre aussi comme « l’un des signes de la villa aristocratique idéale ». Pour s’en tenir à la seule province de Narbonnaise, d’autres exemples de villae alto-impériale implantées le long d’une rivière dont elles dominaient le cours sont connues ; le plus fameux est celui de la villa de la Garanne (Berre l’Étang, B.-du-Rh.) qui au début du Ier s. fut monumentalisée par la création d’une pars urbana et d’un long portique dominant à la fois les jardins et la rivière Arc. Un peu plus au Nord, à Caumont-sur-Durance, une villa se para dès l’époque augustéenne d’un jardin aménagé comportant un belvédère dominant la Durance.
Auteurs des notices Parcours Archéohistoire :
- Villa de Saint-Bézard à Aspiran (Hérault) par Stéphane Mauné, CNRS, UMR5140 ASM/LabEx Archimede Montpellier
Bibliographie :
Charlotte Carrato, Le dolium en Gaule Narbonnaise (Ier a.C.-IIIe S. p.C). Contribution à l’histoire socio-économique de la Méditerranée nord-occidentale, Bordeaux, Mémoires 46, Ausonius Éditions, 2017, pp. 380-390.
Stéphane Mauné, « La villa de Quintus Iulius Pri(…) à Aspiran (Hérault) : un centre domanial de Gaule Narbonnaise », in L’Homme et la Science, Actes du XVIe congrès de l’Association Guillaume Budé, Université Montpellier III/Paul Valéry, 1er-4 septembre 2008, Pallas, 84, 2010, pp. 111-143.
Stéphane Mauné avec la coll. de Jordan Latournerie, « Un scel en bronze de Q. Iulius Priscus sur la villa de Saint-Bézard (Aspiran, Hérault) et la question de la fonction de ce type d’objet en Gaule narbonnaise », in Cl. Léger, S. Raux (dir.), Des objets et des hommes. Études offertes à Michel Feugère, Monographies Instrumentum, 71, Drémil Lafage, 2021, pp. 659-689.
Stéphane Mauné, Charlotte Carrato (dir.), « Le complexe domanial et artisanal de Saint-Bézard à Aspiran (Hérault) », RAN, 45, 2012, Dossier scientifique, 162p.
Stéphane Mauné, Charlotte Carrato et coll., « La boulangerie de Saint-Bézard à Aspiran (Hérault), Un exemple d’espace culinaire domanial en Narbonnaise centrale », in S. Mauné, N. Monteix et M. Poux (dir), Cuisines et boulangeries en Gaule romaine, actes de la table-ronde d’Aspiran, 13-14 octobre 2011, Gallia, 70.1, 2013, pp. 165-190.
Stéphane Mauné, Roman Bourgaut, Julie Lescure, Charlotte Carrato et Cédric Santran, « Nouvelles données sur les productions céramiques de l’atelier de Dourbie à Aspiran (Hérault) (première moitié du Ier s. ap. J.-C.) », in Actes du Congrès International de la SFECAG, Pézenas, 25-28 mai 2006, Marseille, 2006, pp. 157-188.
Figures :
Figure 1 : Localisation de Saint-Bézard dans l’actuel département de l’Hérault. DAO S. Mauné CNRS ©.
Figure 2 : Plan général du complexe domanial de Saint-Bézard à Aspiran (Hérault) au début du IIe s. DAO S. Mauné et Ch. Carrato CNRS ©.
Figure 3 : Vue générale prise du sud-est de la villa de Saint-Bézard en juillet 2021. Cl. Globedrone/LabEx Archimede ©2021.
Figure 4 : Mentions des tria nomina de Q. Iulius Priscus sur divers supports. 1 à 3- sur céramiques ; 4- sur dolium ; 5-6 scels en bronze ; 7- anneau en bronze. Réal. S. Mauné et J. Latournerie CNRS ©.
Figure 5 : Vue aérienne des deux petits chais de la cour centrale et de l’aile nord de Saint-Bézard. Cl. Globedrone/LabEx Archimede ©2021.
Figure 6 : Vue aérienne de la natatio, de la palestre et d’une partie des thermes de Saint-Bézard en 2008 avec le grand chai ouest en arrière-plan. Cl. S. Mauné CNRS©.
Figure 7 : Vue aérienne de la Fontaine centrale et du puits associé de Saint-Bézard. Cl. Globedrone/LabEx Archimede ©2020.
Figure 8 : La structure sécurisée de fouille de puits de l’association ADP. Cl. S. Mauné CNRS©.
Figure 9 : Propositions de restitution de la façade d’entrée, du long côté extérieur du chai ouest et de la tour belvédère/pars urbana de la villa de Saint-Bézard à la fin du Ier s. Étude Ch. Carrato, S. Mauné et J.-Cl. Golvin, état septembre 2021. DAO Ch. Carrato avec la coll. de S. Mauné CNRS©.
Figure 10 : Restitution en perspective du grand four 12 à dolia de Saint-Bézard et hypothèse de chargement (dessin et DAO C. Santran et R. Bourgaut CNRS ©).