Explorateur, aventurier ou commerçant, l’insolente bonne santé de la figure de Marco Polo aujourd’hui, à l’aune de plus de 700 ans, ne doit pas faire oublier son identité de marchand vénitien qui passa près de vingt-cinq ans en Asie (entre 1271 et 1295) – dont dix-sept en Chine à la cour du dirigeant mongol Kubilaï Khan. S’il enflamme l’imagination des lecteurs, ses précurseurs en Asie sont le moine franciscain Jean de Plancarpin et le clerc Guillaume de Rebroeke. Marco Polo (1254-1324) n’a que dix-sept ans lorsqu’il quitte Venise avec son père et son oncle (Fig.1). C’est une famille de commerçants prospères dont les échanges avec l’Asie illustrent parfaitement la place centrale qu’occupe la République de Venise dans le commerce international au Moyen Âge, et les nouvelles opportunités en Orient. Marco Polo fait la renommée de la cité des Doges, représenté vêtu comme un Tartare (Fig.2) ou comme un noble vénitien de son temps (Fig.3).
Le texte d’origine, écrit en français d’oïl avec des éléments de vocable italien et vénitien, aurait été dicté par Marco Polo à son retour à son compagnon de cellule à Gênes, un certain Rustichello de Pise, peu après 1298. Tous deux ont été faits prisonniers par la flotte génoise après la défaite des Vénitiens rivaux dans le contrôle de la Méditerranée. Le voyage porte l’idée d’un retour et se présente par conséquent comme un va-et-vient entre l’espace familier que le voyageur a quitté et celui qu’il parcourt. Il implique également le récit qui en sera fait, dont le texte à écrire fait déjà écho à ceux que rédigèrent les voyageurs médiévaux précédents. Les intertextes du récit incluent non seulement d’autres récits de voyage, mais également des textes où le voyage apparaît en tant que thème, comme les romances médiévales et, plus généralement, la littérature chevaleresque, Rusticello étant un auteur familier des romans arthuriens.
Le récit est immédiatement traduit en plusieurs langues en Europe sous le titre de « devisement du monde », « livre des merveilles » ou encore, en italien, « il Milione ». Cent quarante et un manuscrits subsistent à ce jour, dont de somptueux recueils enluminés qui participent à la fortune littéraire du texte. Protagoniste et non auteur, Marco Polo se porte garant des informations qu’il livre, dans un prologue qui établit le pacte de lecture : « Pour savoir l’entière vérité sur les différentes contrées du monde, prenez ce livre et lisez-le : vous y trouverez les grandes merveilles de la grande Arménie, de la Perse des Tartares de l’Inde et de bien d’autres pays comme notre livre vous les contera méthodiquement, merveilles que messire Marco Polo, savant et illustre citoyen de Venise, raconte pour les avoir vues. Il y a un certain nombre de choses qu’il n’a pas vues mais qu’il a entendues de gens absolument sûrs, aussi donnerons-nous les choses vues pour vues et les entendues pour entendues afin que notre livre soit vrai et sincère, sans le moindre mensonge » (51).
Le texte résume tout d’abord le premier voyage, d’une dizaine d’années, des deux frères Polo, partis de leur comptoir établi à Constantinople en 1252 pour explorer le fabuleux marché asiatique : « Au temps où un Baudoin était empereur de Constantinople […] messire Nicolo Polo, le père de messire Marco, et messire Maffeo, le frère de Nicolo, étaient en la cité de Constantinople, arrivés de Venise pour commercer. Ils étaient connus pour leur expérience et leur sagesse, assurément. Ils discutèrent et décidèrent d’aller en mer Noire pour y faire du profit. Ils achetèrent quantité de joyaux, partirent de Constantinople et allèrent par mer à Soudak » (52-53) (Fig.4). Ils chevauchent jusqu’à la Volga, gagnent Boukhara où ils rencontrent les envoyés du Grand Khan de Tartarie Khoubilaï, qui les conduisent jusqu’à Pékin, où ils demeurent auprès du Khan jusqu’en 1266. Chargés d’une ambassade pour le pape, ils reviennent embarquer pour Acre, puis Venise en 1269, où ils font la connaissance du jeune Marco, né après leur départ (Fig.5). Ils attendent deux ans l’élection du nouveau pape avant de pouvoir repartir avec l’ambassade demandée par le Khan.
Les frères Polo quittent à nouveau Venise, cette fois avec Marco : « comment les deux frères se partirent de Venise et menèrent avecques eulx Marc, le fils de messire Nicolo, pour le mener avec eulx au grant Caan » (62) (Fig.6). Le texte mentionne comme date de départ 1250, mais il s’agit en fait de 1260-1261, suivant la date de l’élection du nouveau pape Grégoire X en 1271.
Il serait vain de suivre des itinéraires chronologiques, car le texte présente des chapitres descriptifs avec de nombreuses disgressions. On peut néanmoins identifier les trajets passant par le Proche-Orient, l’Asie mineure et l’Asie centrale vers le « Catay » (Chine du Nord) – du sud-ouest de l’Anatolie (Turquie, Arménie, Géorgie) vers l’est (Iran, Afghanistan, Tadjikistan, Pamir) puis vers le Xinjang, le désert de Gobi et la Chine du Nord ; d’autres itinéraires concernent le long séjour de Marco dans l’empire de Catay. Les derniers itinéraires empruntent la voie maritime de l’Asie du sud-est, puis l’Inde jusqu’à l’Asie mineure, formant « Le livre d’Ynde », assez semblable à d’autres recueils de merveilles. Un atlas catalan de la fin du XIVe siècle est l’une des premières cartes à emprunter au texte polien des toponymes, voire des fragments d’itinéraires (Fig.7).
Le récit est organisé de façon à présenter une relation fascinante et instructive. Sa diffusion au Moyen Âge, puis à la Renaissance, a probablement influencé l’interprétation des découvertes de nouveaux territoires, mais son succès n’empêcha pas les attaques de ses détracteurs, car les médiévaux voient en Marco Polo un affabulateur. Le texte est composite, oscillant entre merveilles (mirabilia) vues ou entendues et une réalité historique vérifiable (« effet de réel »), comme les coutumes de l’empire mongol – la minutie des détails corroborant le statut de témoin oculaire de Marco Polo, même s’il se fait aussi la voix de la rumeur pour compléter son catalogue des « merveilles » de l’Orient.
« Deviser » le monde n’est pas une pratique nouvelle. Des Étymologies d’Isidore de Séville (VIIe siècle) au Miroir de la nature (Speculum) de Vincent de Beauvais (XIIIe siècle), il s’agit avant tout de donner une actualité nouvelle à la connaissance de la création, œuvre divine. Décrire le monde visait autant à satisfaire le savoir des hommes qu’à se remémorer les œuvres de Dieu, et non à donner des précisions de distance, d’orientation, de la nature des sociétés rencontrées. L’ordre du « devisement » était de nature symbolique : du Paradis terrestre situé en Asie aux nations d’Europe d’est en ouest, jusqu’à l’Afrique qui abrite les descendants maudits de Noé.
Marco Polo innove donc en partant d’Europe vers la Chine, en donnant des détails concernant les distances (mesurées en jours de chevauchée), l’orientation et les itinéraires. Le texte est une combinaison d’événements dont l’auteur est témoin, mais aussi une énumération de faits et de merveilles qu’il rapporte selon des sources « dignes de foi » durant son séjour. Le but est de satisfaire la soif de savoir, d’être étonné, mais aussi de nourrir l’imagination du lecteur avec des descriptions « in-ouïes » et, peut-être, de l’inciter à voyager. Il livre des anecdotes et insiste sur la vie quotidienne, la religion et les combats des peuples visités. Il note les activités économiques, décrit la faune et la flore, les villes des pays traversés, les us et coutumes des peuples, les monstres qu’il n’a peut-être pas vus, mais dont il croit en l’existence (Fig.8-Fig.9).
Bibliographie :
Atlas de cartes marines, dit Atlas catalan. Cresques Abraham, 1375, Paris, Bnf, MS Espagnol 30, 64,5 x 25 cm, 12 f.
Le livre des merveilles : Marco Polo, Devisement du monde ; Odoric de Pordenone, Itinerarium de mirabilibus orientalium Tartorum;Guillaume de Boldensele, Liber de quibusdam ultramarinis partibus et praecipue de Terra sancta ;Lettres à Benoît II ; Jean de Cori, Le livre De l’estat du grand Kaan de Cathay, empereur des Tartares ; Jean de Mandeville, Voyages ; Hayton, La Fleur des estoires de la terre d’Orient, Riccoldo da Monte di Croce, Liber peregrinationis. Paris, 1410-1412, Paris, BnF, MS Français 2810, 42 x 29,8 cm, 299 f., 265 miniatures des Maître de la Mazarine, Maître d’Egerton, Evrard d’Espinques (1470).
Roman d’Alexandre : La vraie ystoire dou bon roi Alixandre ; Jean le Nevelon, La Venjance Alixandre ; Marco Polo, Le Devisement du monde (version de Thibault de Cépoy) ; Odoric de Pordenone, Merveilles de la terre d’outremer (Itinerarium) ; Iohannes de Plano Carpini , Historia mongolorum quos nos tartaros appellamus ; Le Directoire a faire le passage de la Terre Sainte ; Primat de Saint-Denis, Chronique ; Bible historiale. 1333-1340, Londres, British Library, MS Royal 19 D I, 42,5 x 31 cm, 277 f., 162 miniatures de Jeanne de Montbaston.
Marco Polo, La Description du monde, édition et traduction de Pierre-Yves Badel, Paris, Librairie générale française, 1998. Les citations données dans ce parcours vont à cette édition.
Eric Adam, Fabio Bono, Christian Clot, Didier Convard, Marco Polo. I Le Garçon qui vit ses rêves, Grenoble, Glénat, 2013, Marco Polo. II À la cour du Grand Khan, Grenoble, Glénat, 2014.
Étienne Leroux, Vincent Froissard, Le Livre des merveilles, librement adapté des récits de Marco Polo, Éditions Soleil, Paris, Delcourt, 2021.
Stefano Carboni, Venice and the Islamic World, 828–1797, New Haven and London, Yale University Press, 2007.
Christine Gadrat, Lire Marco Polo au Moyen Âge. Traduction, diffusion et réception du Devisement du monde, Turnhout, Brepols, 2015.
Après avoir gagné la petite Arménie, Trébizonde et Bagdad, les Polos descendent jusqu’à la plaine d’Ormuz : « c’est un chemin très difficile et dangereux, il y a là de mauvaises gens des pillards. Quand on a descendu cette pente, on trouve une autre plaine très belle, appelée la plaine d’Ormuz. Elle dure deux journées de long ; il y a là de beaux étangs et aussi beaucoup de dattes et autres fruits ; il y a là encore beaucoup d’espèces d’oiseaux que nous ne savons nommer. Quand on a chevauché ces deux journées, on découvre l’océan » (109). Ormuz est un point de transbordement connu sur la route des épices et des métaux précieux d’Orient. À l’époque du voyageur, la cité était située sur la rive du golfe Persique avant d’être transférée peu après sur l’île de Djarun, située en face – une double localisation que reproduit l’Atlas catalan. Le texte décrit un port florissant : « les marchands y arrivent de l’Inde avec leurs navires chargés d’épices de pierres, de perles, de draps de soie et d’or, de dents d’éléphants et de bien d’autres marchandise, et ils les vendent. Il y a là des marchands qui les portent ensuite par le monde entier en les revendant à d’autres marchands » (109) (Fig.10-Fig.11).
Les Polo optent alors pour une voie terrestre, au sud de la traditionnelle route de la soie, qui les conduit pendant plus de quatre ans à travers l’Asie centrale. Ils traversent des cités, « villes et châteaux en grande abondance » (Fig.12-Fig.13), des plaines fertiles mais aussi des terres arides et des déserts, manquant d’eau et de nourriture, probablement lors de la traversée des déserts de Dash-e-Lut et de Lut (Iran) : « On trouve un désert qui dure bien huit journées, où il fait une grande sécheresse il n’y a ni fruit, ni arbre ; les eaux sont mauvaises et amères et il faut porter de la nourriture et de l’eau » (115).
Le texte fait mention de hautes montagnes, soulignant les longues distances mesurées en nombre de jours de cheval, comme au Badakhshan (nord-est de l’Afghanistan, sud-est du Tadjikistan). C’est un univers minéral dont les ressources n’échappent pas à l’œil avisé du marchand, comme les nombreuses cavernes d’où sont extraits les précieux rubis et lapis-lazuli. Les obstacles sont également soulignés de façon hyperbolique : « Et dans ce royaume il y a plusieurs passages étroits dangereux et si difficiles qu’ils n’ont peur de personne et leurs cités et villages sont dans de grandes montagnes et des endroits très difficiles » (129). L’arrivée au bord d’un grand fleuve (« grant flum ») du Badakhshan est décrite à grand renfort de superlatifs, exprimant le soulagement des voyageurs lorsqu’ils atteignent le sommet :
« Quand on part du Badakhshan, on chevauche douze journées vers l’est, nord-est sur la rive d’un fleuve qui appartient au frère du seigneur du Badakhshan, où il y a des villages, cités et habitations en quantité [...] on chevauche trois journées vers le nord-est toujours dans les montagnes et elles montent tant que l’on dit que c’est le sommet le plus haut du monde. Quand on est monté sur ce sommet, on trouve un plateau entre deux montagnes, il y a un très beau fleuve et le meilleur pâturage du monde, car une bête maigre y devient bien grasse en dix jours seulement. Il y a là grande abondance de bêtes sauvages, en particulier des moutons sauvages qui sont très grands » (131-133) (Fig.14).
L’itinéraire passe successivement par le royaume de « Cascar » (Kashgar) au pied du massif de montagnes du Pamir (à l’est du Tadjikistan), un pays qui dure « cinq journées ». Marco Polo juxtapose des éléments factuels : « De cette ville partent beaucoup de marchands qui vont commercer dans le monde entier. Ce sont des gens très avares et regardants : ils mangent mal et boivent mal » (35).
Déserts et dunes de sable attendent ensuite les voyageurs dans la province de Tchertchen (Quiemo), c’est-à-dire le désert du Taklamakan (Province de Xinjang, Chine), bordé par le Pamir et le désert de Gobi : « il y a des fleuves qui charrient du jaspe et de la calcédoine qu’on porte à vendre en Chine, ce dont on tire un grand profit. Toute la province n’est que sable […] Et quand on part de Tchertchen, on chevauche bien cinq journées à travers le sable, où l’eau est mauvaise, mais on trouve ici où là de l’eau douce » (1139-141) (Fig.15). Puis, c’est la traversée du désert de Gobi : « Il est si long, à ce qu’on dit, qu’en un an on ne le traverserait d’un bout à l’autre ; là où il est moins large, on met un mois. Ce ne sont que monts et vallées de sable et on n’y trouve rien à manger. Mais quand on a chevauché un jour et une nuit, on trouve une eau douce qui suffit bien à cinquante ou cent personnes et à leurs bêtes, mais pas à davantage » (141) (Fig.16).
Le récit offre une représentation fidèle du monde tel qu’on se le représente à l’époque. Ceci explique que l’ailleurs fasse la part belle à l’extraordinaire, au merveilleux, et à la surprise. Dans le désert de Gobi, Polo rapporte une anecdote : « on y trouve la merveille suivante : quand on chevauche de nuit par ce désert, qu’il arrive que quelqu’un s’arrête et s’écarte de ses compagnons pour dormir ou pour une autre raison, quand il pense revenir et trouver le groupe, il entend parler un esprit qui semble être l’un de ses compagnons et qui parfois l’appelle par son nom ; ainsi les esprits souvent font s’écarter les gens au point qu’ils ne se retrouvent plus et ainsi plusieurs se sont perdus et sont morts. J’ajoute que, même de jour, les esprits bavardent et que vous entendez parfois retentir plusieurs instruments, particulièrement des tambours plus que tous autres. C’est ainsi, avec tous ces tourments, qu’on traverse ce désert » (141). La géographie que le texte s’efforce parfois de décrire, conserve par conséquent des contours imprécis et se révèle finalement insaisissable. Le voyageur rend compte de sensations sonores et visuelles, d’émotions d’une intensité extrême, qui le bouleversent (Fig.17).
Après avoir chevauché trente journées dans ce désert, Marco et ses compagnons atteignent la ville « Saciu » (Dunhuang) qui impressionne Marco qui se livre au récit détaillé des rites funéraires liés au lamaïsme, le bouddhisme tibétain (143) (Fig.18). Le voyageur peut alors s’engager dans une comparaison avec les mœurs de son pays d’origine, de sorte que, plus encore qu’il ne propose un miroir de l’altérité du monde, le texte emploie l’image de l’autre comme miroir du voyageur et de la communauté dont il provient. L’ailleurs constitue finalement moins un espace physique qu’un espace mental revêtant une signification symbolique.
Bibliographie :
Henri Bresc et Emmanuelle Tixier du Mesnil (dir.), Géographes et voyageurs au Moyen Âge, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2010.
François Garnier, Le Langage de l'image au Moyen Âge. I Signification et symbolique. Lausanne, Le Léopard d’or, 1984.
Sandra Gorgievski, « Voyages outre-mer, à nuls autres pareils ? Mers et fleuves d’Orient dans le programme iconographique du manuscrit Royal 19 D I (1333-1340) », Babel-Littératures Plurielles 33 (2016), 263-300. https://journals.openedition.org/babel/4551
Le texte du Devisement réserve un traitement particulier aux us et coutumes mongoles, à travers l’évocation de la cité de Karakoroum, dans une longue disgression sur l’histoire des Mongols, de Gengis Khan à Khoubilaï. Le site est identifié comme remarquable : « Dans cette contrée il y a de grandes plaines, mais il n’y a pas d’agglomération telles que des cités et villages, mais il y avait de bons pâturages, de grands fleuves et beaucoup de rivières, une contrée très belle et grande » (153) (Fig.19). Le texte détaille l’alimentation particulière des Mongols, comme le lait de jument : « Les Tartares boivent du lait de jument comme nous du vin blanc » (165). Il ne porte aucun jugement sur la croyance en les réincarnations du Bouddha sous forme animale, évoque de façon neutre le sacrifice humain et détaille sans commentaire les choix idéologiques du Khan qui tolère les religions variées de ses sujets (« idolâtres, musulmans, chrétiens »), tout en ayant ses croyances propres (165). Parfaitement intégré au mode de vie mongol, Marco Polo est formé au tir à l’arc : « Il arriva que Marco, le fils de messire Nicolo, apprécie bien les coutumes des Tartares, leur écriture, leur façon de tirer à l'arc que c’était une merveille » (67). (Fig.20).
Les chasses royales somptueuses du Grand Khan forcent l’admiration du voyageur, et sont décrites dans un style hyperbolique : « Le grand seigneur se déplace sur quatre éléphants sur lesquels il a fait placer une très belle chambre en bois qui est à l’intérieur toute couverte de draps d’or battu et à l’extérieur couverte de peaux de lion » (231). Il trouve là tendus « ses pavillons, ceux de ses fils, de ses officiers, de ses concubines et des leurs : il en est bien dix mille beaux, superbes. Voici comment il fait son pavillon : la tente où il reçoit la cour est si grande que bien mille personnes séjourneraient dessous » (231). Tout ce que le Khan possède est sujet à exagération : « un gigantesque haras de juments blanches, immaculées, plus de dix mille juments blanches » (183) (Fig.21)
Le Grand Khan est décrit de façon particulièrement précise et élogieuse : « il est de belle taille, ni petit ni grand, mais de taille moyenne. Il a des formes pleines équilibré et les membres très bien constitués. Il a le teint blanc et rose, les yeux noirs, le nez bien fait et bien planté » (203). Il est vêtu avec magnificence, de soie et de peaux d’animaux : « La plupart de leurs vêtements sont en draps d’or et drap de soie fourrés de riches fourrures, zibelines, hermines, écureuils, renards magnifiques » (165). Sa couleur est le jaune d’or, que Marco Polo trouve en abondance en Asie: « habits à or battu », « ceinture en or » (217) (Fig.22). Marco souligne la générosité du Khan pour son peuple qu’il nourrit après la destruction des récoltes, son assistance en cas de tempête ou de fléau, comme l’épidémie du bétail : « à ceux qui ont eu des pertes on ne réclame pas de tribut cette année-là et même le seigneur leur fait donner de son blé afin qu’ils aient de quoi semer et manger. C’est un bel acte de charité qu’il fait là » (251).
Si Marco Polo s’étonne, voire s’indigne des pratiques polygames de nombreux peuples orientaux, il reste neutre dans le cas de Khoubilaï, qui « se délasse » avec l’une de ses quatre femmes. Il compense le nombre impressionnant de concubines par des appréciations d’ordre pratique et hygiénique : « Trois cents suivantes belles et agréables […] et parfaitement saines […] en toute chose il prend d’elles son plaisir » (203). « Il a aussi bien des concubines et il les fait garder par des dames âgées qui séjournent dans son palais, il les fait dormir dans un même lit avec elles pour savoir si elles sont bonnes à l’haleine, si elles sont vierges et parfaitement saines » (203). Elles sont « mises au service du seigneur trois jours et trois nuits, six de ces jeunes filles servent le seigneur dans sa chambre et son lit ; au bout de ces trois jours et trois nuits elles partent et il en arrive six autres, et ainsi de suite pendant toute l'année tous les trois jours et trois nuits, les jeunes filles sont changées six par six » (205) (Fig.23).
Le texte du Devisement souligne les rivalités internes aux Tartares et la nécessité d’asseoir le pouvoir légitime du Grand Khan : « Il est certain que ce Khoubilaï est de la lignée directe des empereurs depuis Ghengis Khan le premier seigneur » (189). Il obtient le pouvoir « grâce à son mérite et parce qu’il devait l’avoir très légitimement en tant qu’héritier direct de la lignée » (189). Les opposants sont décriés, comme le puissant et orgueilleux oncle Naïan, que le texte qualifie à plusieurs reprises de traître, « coupable de crime et de déloyauté » (197) (Fig.24). Il est l’instigateur d’une rébellion à laquelle il associe le neveu de Khoubilaï, Caïdou : « Naïan envoya des émissaires au grand seigneur tartare nommé Caïdou […] un rebelle qui voulait beaucoup de mal à son suzerain son oncle » (191) (Fig.25). Khoubilaï Khan leur livre bataille, tuant Naïan sans pitié, à la façon mongole : « il fut serré étroitement dans un tapis et fut tant roulé çà et là qu’il mourut » (197). L’issue des guerres claniques signale la victoire du Grand Khan qui reçoit l’allégeance des chefs mongols (Fig.26).
Une femme mongole retient l’attention dans le récit final des batailles entre les Tartares. Aigiaruc, fille de Caïdou, qui accompagne son père dans ses campagnes militaires, est dotée d’un corps guerrier : « cette jeune fille était si forte que dans tout le Royaume de son père il n’y avait pas un homme qui pût la vaincre [...] peut s’en fallait qu’elle ne passât pour une géante » (477). Son père veut la marier, mais elle refuse au prétexte qu’elle se soumettra uniquement à l’homme qui pourra la vaincre (477). Le récit d’une lutte contre un prétendant détaille un corps à corps ambigu : « la jeune fille apparut d’abord vêtue d’un collant de soie qui lui allait très bien [...] ils commencèrent à s’empoigner l’un l’autre bras contre bras à lutter et à tirer de côté et d’autres […] pour finir la jeune fille fut vainqueur et elle le jeta sous elle sans ménagement [...] Parfois elle s’écartait de l’armée, se rendaient dans l’armée des ennemis, y prenait parfois un homme avec autant de facilité que s’il s’était agi d’un oiseau » (479) (Fig.27).
On reconnaît le thème traditionnel de qualification du prétendant. Chez le poète persan Nezâmî (XIIe siècle), un empereur a pour seul et unique descendant et héritier une fille. Pour dissuader ses prétendants, elle obtient de son père la promulgation d’un édit stipulant que ceux qui voudront épouser sa fille devront résoudre les énigmes qu’elle leur soumettra, sous peine d’être décapités. De nombreux princes perdent ainsi la vie, jusqu’à ce que l’un d’eux triomphe et épouse la princesse. C’est moins la passion amoureuse qui le pousse à relever le défi, que le devoir de rétablir l’ordre de la société, menacé par le refus de la princesse de perpétuer la lignée royale ; c’est également la quête mystique de l’union au divin, figuré par la Dame de Beauté.
Bibliographie :
Jean de Plancarpin, Dans l’empire mongol, traduction de Thomas Tanase, Toulouse, Anacharsis, 2014.
Claude Knepper, « Le thème de Turandot ou les métamorphoses d’une parabole sur la qualification », in L’Origines des textes, Danièle Sabbah et Patrick Feyler (eds), Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003.
Christine Gadrat et Sylvie Requemora,Marco Polo et le Devisement du monde. 700 ans de lectures et de représentations. Turnhout, Brepols, 2025 (à paraître).
Filmographie :
Marco Polo. Worls Will Collide(USA),série télévisée, Netflix (2014-2016), 2 saisons, 20x60 min.
Le séjour de Marco Polo en Chine dure plus de seize ans. On trouve des comptes-rendus de ses activités pour le compte de la dynastie Yuan fondée par Khoubilaï Khan, qui règne sur la Chine de 1279 à 1368, pour les fonctions d’émissaire, de gouverneur de ville et d’inspecteur des impôts sur des territoires aussi vastes que la Chine, la Birmanie, l’Inde et le Tibet.Dans le Devisement, Marco est chargé par le Khan de missions importantes nécessitant un certain nombre de déplacements à travers le pays. Il est son émissaire lors de nombreuses missions et expéditions dans l’empire de « Catay » (la Chine), faisant de l’empereur le destinataire de ses récits et, implicitement, une figure du lecteur.
Le récit égrène la description des villes traversées de manière répétitive, à la façon d’un catalogue, si bien qu’elles deviennent presque interchangeables, peut-être même « invisibles », pour reprendre le beau titre du roman d’Italo Calvino. Les Villes invisibles livre en effet un dialogue entre Marco Polo et son interlocuteur présumé, le souverain mongol, ainsi que des descriptions de villes purement imaginaires, qui deviennent des synecdoques du pouvoir impérial : « Il n’est pas dit que Kublai Khan croit à tout ce que Marco Polo lui raconte quand il lui décrit les villes qu’il a visitées dans le cours de ses ambassades, mais en tout cas l’empereur des Tartares continue d’écouter le jeune Vénitien avec plus de curiosité et d’attention qu’aucun de ses autres envoyés ou explorateurs […] c’est dans les seuls comptes rendus de Marco Polo que Kublai Khan pouvait discerner à travers murailles et tours promises à tomber en ruine le filigrane d’un dessin suffisamment fin pour échapper à la morsure des termites ».
Si la description du Devisement s’articule autour de plusieurs itinéraires, il suffira d’imaginer que Marco Polo sillonne la Chine au départ de « Cambalut » (Pékin) depuis le nord, en suivant les méandres du fleuve jaune jusqu’au sud dans la province de Mangi et la capitale « Quinsay » (Hangzhou), puis jusqu’au port de « Caiton » (Quanzhou) face à Taiwan. Lire une description équivaut presque à les lire toutes, tant le merveilleux fonctionne à plein régime, avec les mêmes expressions hyperboliques. Le programme iconographique des manuscrits enluminés peut, éventuellement, mettre en valeur la spécificité de chaque cité, alors que le texte noie ces informations dans une foule de détails identiques.
À Cambalut, l’architecture est affaire de prestige. « La cité est toute murée de murs en terre qui ont bien dix pas d’épaisseur en bas », les murs sont crénelés et garnis de douze portes (211) ; « dans la cité il y a beaucoup de palais beaux et grands, de belles auberges et de belles maisons en grande quantité [...] chaque porte de la cité est gardée par mille hommes [...] pour le prestige et la gloire du seigneur qui séjourne là » (213). Dans le palais du Grand Khan, « les murs des salles sont tous couverts d’or et d’argent [...] La salle principale est si grande que c’est une pure merveille. Les chambres aussi on y a peint des dragons, bêtes, oiseaux, cavaliers, images de toutes espèces de choses ; le toit n’est fait que d’or d’argent et de peinture » (207).
Les jardins odoriférants accueillent des fêtes somptueuses avec musiciens, jongleurs et chanteurs, qui font le renom de la cour mongole, que ce soit lors des festivités du début d’année (221), pour l’anniversaire du Khan (217), ou lors des divertissements organisés au retour de la chasse (235). La musique redouble et amplifie l’expression de liesse : « Et quand le seigneur doit boire, tous les instruments qui sont très nombreux, de toutes sortes, se mettent à retentir [...] quand tous ont mangé et que les tables sont ôtées, une foule de jongleurs, de danseurs de toutes sortes et de grandes expériences viennent jouer dans la salle devant le grand seigneur et tous les autres. Il donne un spectacle si plaisant et si gai devant lui et devant tous que chacun en rit de plaisir et de joie » (217).
La description des faubourgs populaires de la capitale n’est pas moins élogieux : « Sachez que la cité de Pékin a une si grande quantité de maisons et de gens que c’est une chose impossible à croire cela à l’intérieur de la ville et à l’extérieur car il y a autant de faubourgs que de portes – douze – qui sont très grandes et où il y a plus de gens que dans la cité [...] c’est dans ces faubourgs que sont logés les marchands et les étrangers en voyage qui sont nombreux et venus de partout pour apporter des présents au seigneur et pour vendre à la cour [...]. Il y passe cent mille charrettes de soie [...]. Il arrive tant de choses que c’est impossible de l’estimer » (237-239). Ce passage incessant inclue en particulier les messagers et les émissaires qui partent de Cambalut, contribuant à sa renommée (245-251) (Fig.28).
Les passages de Marco Polo sont mentionnés au moment de son entrée ou sortie en Chine par un très beau pont de pierre (en marbre), que le texte décrit comme enjambant le fleuve « Pulisanghins » (San-Kan). Le pont est remarquable en raison de ses vingt-quatre arches et vingt-quatre piliers dans l’eau, et pour sa décoration : « il y a à l’entrée une colonne de marbre et sous la colonne un lion de marbre ; la colonne repose sur les reins du lion. Par-dessus cette colonne il y a un second lion de marbre. Ces lions sont très beaux, grands, sculptés avec habileté et finesse. À un pas de la colonne il y a une autre colonne avec deux lions, faites comme la première ni plus ni moins ». Et le texte de conclure : « c'est une chose très belle à voir » (257) (Fig.29).
Les ressources prodigieuses de Cambaluc (la monnaie de papier, l’or, l’argent, la soie, la chasse et la venaison) et ses caractéristiques (population « idolâtre », rites funéraires consistant à faire brûler les morts) se retrouvent dans presque toutes les autres villes énumérées.
Caciauf (Tongguan), située sur le fleuve jaune, bénéficie d’une situation exceptionnelle pour le commerce : « sur ce fleuve il se fait grand trafic, car aux environs sont produits le gingembre en quantité et la soie en abondance » (265). Le fleuve est si large qu’il n’y a pas de pont pour le traverser, ce que le texte souligne de façon dithyrambique : « il est en effet très large, très profond et va jusqu’à l’océan qui entoure le monde c’est-à-dire toute la terre » (265). Le commerce de Tongguan concerne principalement les tissus et soieries : « c’est une cité très illustre qui vit d’un très grand commerce de toutes sortes de draps d’or ; les gens ont de la soie en très grande abondance dont on fait toutes sortes de draps d’or et d'autres draps » (265) (Fig.30)
Quynsay (Hangzhou), capitale de la province du Mangi et capitale des Song depuis 1132, reçoit une très longue description. Elle se distingue par ses douze mille ponts et ses douze mille boutiques. Son nom même « veut dire en français la Cité du Ciel » (353). Elle est « si grande qu’elle fait cent mille de tour et qu’il y a douze mille ponts de pierre tels que sous chacun de ces ponts ou sous la plupart un navire pourrait bien passer. Que personne ne s’étonne s’il y a tant de ponts car je vous dis que la cité est toute sur l’eau, elle est tout entourée d’eau et c’est pourquoi il faut tant de ponts pour circuler dans la cité » (353). Au sud de la cité, se trouve même un grand lac « qui fait bien environ trois cent mille de tour et autour de ce lac, il y a de très beaux palais et des maisons excessivement belles et si magnifiques qu’elles ne sauraient l'être plus » (353-355). Le palais du roi rivalise de magnificence avec celui du Khan à Cambalut (359) (Fig.31).
Caiton (Quanzhou) est un port de commerce renommé, qui recèle des ressources naturelles comme l’arbre à camphre et des vallées giboyeuses. « Sachez que c’est dans cette cité qu’est le port de Quanzhou où arrivent tous les bateaux de l’Inde avec leurs épices et leurs autres marchandises. C’est aussi le port où abordent tous les marchands du Mangi en sorte qu’il y a là une si grande quantité de marchandises, de pierres précieuses et de perles que c’est prodigieux » (370-373) (Fig.32). Le texte rappelle le pacte de lecture, assurant le lecteur que le livre expose « très clairement, méthodiquement, une chose après l’autre, sans erreur » tout ce qui concerne les gens et les marchandises (373), soulignant plus loin que « ce sont des faits vrais, sans rien de mensonger » (375). L’auteur Rusticello de Pise loue la fiabilité du protagoniste Marco Polo : « Je vous l’assure, jamais un homme n’en sut à lui seul ni n’en vit autant que lui » (375).
Après dix-sept ans passés à la cour mongole, probablement contre leur gré, la famille Polo s’engage en 1291 sur la route du retour, lors d’un voyage qui s’avère être périlleux : sur les six cents membres de l’escorte, seuls dix-huit arrivent à bon port. Il s’effectue d’abord par mer au départ du port de Caiton, et est ponctué d’escales à Sumatra, Ceylan, sur la côte occidentale de l’Inde à Tana et Cambay, avant d’atteindre Ormuz.
Cyamba (Cochinchine), au sud du Vietnam, fait partie de cette description de l’Inde Mineure sur la route du retour de Marco Polo : « Sachez donc que quand on part du port de Quanzhou et qu’on a navigué mille cinq cent mille au couchant un peu vers le sud-ouest, alors on arrive dans une contrée nommée ‘Cyamba’ qui est une terre très riche et très grande » (388-390). Le Khan fait preuve de largesse envers son roi vieux et affaibli, acceptant de cesser les combats contre cette ville qui, en retour, se soumet et lui paie un tribut d’éléphants (Fig.33).
La dernière mission des Polo étant d’escorter la princesse Kokachin pour son mariage avec le dirigeant perse Arghoun Khan, la suite du voyage les conduit à Tabriz en Iran. Après avoir quitté la mer des Indes, le périple terrestre remonte par Bassorah, Bagdad, puis Tabriz. Une fois leur mission accomplie, ils gagnent sans encombre le littoral de la mer Noire, puis la Méditerranée, pour atteindre Venise en 1295. Ils reviennent avec une importante fortune, mais le récit couché sur parchemin en sera une bien plus grande encore.
Bibliographie :
Italo Calvino, Le città invisibile, Torino, Einaudi, 1972. Les villes invisibles, traduction de Jean Thibaudeau, Paris, Seuil, 1974.
David Jacoby, « Cross-cultural Transfers of Industrial Technologies in the Later Middle Ages : Incentives, Promoters and Agents », in Union in Separation: Diasporic Groups and Identities in the Eastern Mediterranean (1100-1800), Georg Christ (ed), Roma, Viella, 2015, p. 487-504.
Jacques Peers, Marco Polo, Paris, Nouveau Monde éditions, 2025.
- Sandra Gorgievski, Université de Toulon.

































