Saladin (Salah al-Din), né à Tikrit (Irak) en 1138, est un kurde fervent défenseur de l’Islam sunnite qui réduisit l’importance de la foi chiite, mais parvint à unifier les territoires arabes du Moyen-Orient, depuis la Syrie, l’Irak jusqu’au Yémen et en Égypte – union qui s’avéra efficace dans la lutte contre les Francs pour assurer une route sûre depuis l’Égypte jusqu’à la Mecque et Damas. Moins valorisé que son prédécesseur l’émir zengide Nûr al-Dîn dans l’historiographie arabe, ce sultan ayyoubide bénéficie d’une présentation positive dans la majorité des textes perses et arabes au Moyen Âge : souverain généreux, juste et magnanime, il est le dépositaire des qualités les plus élevées de l’aristocratie guerrière (Fig.1). Il présente les caractéristiques idéales de la noblesse, est doté d’une grande dévotion religieuse et de qualités militaires qui en font un adversaire prestigieux pour ses adversaires.
Son secrétaire Imâd ad-Din donne une image idéalisée du pragmatisme politique et diplomatique de Saladin, et ce à des fins stratégiques de légitimation du pouvoir du sultan. Dans un panégyrique, il décrit sa magnanimité, qualité qui assure son autorité auprès des troupes, créant un véritable mythe de gouvernance idéale : « Saladin marcha d’Ascalon sur Jérusalem, victorieux dans sa décision, en compagnie de la victoire, traînant la gloire à sa suite, maître du poulain indompté de ses désirs et des prairies fertiles de sa richesse. Son espérance trouva un cours aisé, ses routes embaumèrent, ses dons se répandirent, son parfum s’éleva, sa puissance fut éclatante, écrasante son autorité ». Son administrateur Bahâ’ ad-Din Ibn Shaddâd souligne sa générosité : « Il faisait cadeau de provinces entières [...]. Il donnait en temps de disette comme en période d’abondance ».. Mesuré, indulgent et humain, il est aussi enclin au pardon, surprenant ses émirs et ses soldats qui, craignant d’encourir son courroux, le trouvent au contraire affable.
À Mossoul, l’historien du XIIe siècle Ibn al-Athîr replace les hauts-faits du sultan dans le contexte des luttes acharnées entre les différents chefs de guerre du monde arabe. Il critique sa générosité excessive, proche du manque de prévoyance. Cependant, il loue sa gentillesse et son sens de la mesure : « Il était (que Dieu lui accorde grâce) doux et généreux, très prompt au pardon lorsqu’il avait le pouvoir [de punir] ». Dans son récit de voyages vers La Mecque et la péninsule Arabique, le pèlerin andalou Ibn Jubayr, originaire de la cour des Almohades à Grenade, se fait écho de la réputation d’hospitalité de Saladin envers les étrangers à Alexandrie : « On trouve écoles et hôtels construits pour les étudiants et les hommes pieux venant d’autres contrées. Là, chacun peut se retirer dans un logement, trouver un professeur pour lui enseigner le savoir qu’il souhaite acquérir et une somme d’argent pour parer à ses besoins. L’attention du Sultan pour ces étrangers lointains va jusqu’à leur assigner des bains où ils peuvent faire leurs ablutions lorsque nécessaire, et un hôpital pour le traitement des malades ». Parangon de la dynastie ayyoubide, Saladin semble réconcilier des points de vue divergents.
Saladin est également idéalisé dans les sources médiévales occidentales, en dépit de la rhétorique chrétienne qui diabolise les musulmans. L’historien natif de Jérusalem Guillaume de Tyr, qui rédige entre 1169 et 1184 la principale source latine des croisades, présente Saladin sous un jour moins défavorable que dans le premier cycle des croisades. Il le décrit parfois avec une certaine neutralité : « un homme d’esprit ardent, vaillant à la guerre, et généreux au-dessus de tout », ou comme un adversaire efficace et particulièrement nocif, prompt à la colère : « personne ne s’opposant, [Saladin] parcourt tout librement, il incendie les récoltes [...] tout est ravagé », « Saladin, rompant le traité, reprenant sa vieille haine, commença à réfléchir comment accabler de nouveau notre royaume ».
Dans les romans et les poèmes épiques de la première moitié du XIIIe siècle, Saladin passe de l’histoire à la légende. Après la chute des empires latins orientaux en 1291, le second cycle des croisades attribue en effet les qualités chevaleresques les plus éminentes au sultan, allant même jusqu’à l’affubler d’origines chrétiennes de par sa mère, qu’on suppose être une descendante de la fille du comte de Ponthieu, dans un conte du même nom. Fort de ses prouesses et de son arbitrage lors de controverses religieuses, certaines sources citent même son désir d’une mort chrétienne, sans aller cependant jusqu’à la conversion (Fig.2). Ce type de présentation flatteuse prend une place grandissante dans le discours occidental, comme dans le Roman de Godefroy de Buillon et de Salehadin en vers composé au XIVe siècle (Fig.3). Les enlumineurs des manuscrits ont popularisé une image idéalisée de Saladin en Occident en l’adaptant au goût de leur public, faisant appel au répertoire iconique des croisades, aux merveilles de l’Orient et à la tradition chevaleresque pour projeter des images proches de leurs idéaux chevaleresques. La figure qui s’est progressivement imposée est celle du souverain des chroniques arabes, enrichie par son association avec le code de la furûsiyya (développé en Irak sous le califat abbasside entre 750-1250 et répandu dans tout le monde musulman) avec son ensemble de disciplines et son code de conduite mettant l’accent sur la noblesse, la bravoure, l’hospitalité et la générosité (Fig.4).
Dans Saladin, roman en prose anonyme de la deuxième moitié du XVe siècle, la légende prend le pas sur l’histoire : le sultan aurait tout simplement hérité d’un empire. Fils d’une descendante du comte de Ponthieu et du sultan de Damas, il possède la courtoisie, la générosité, le courage et la loyauté – qualités essentielles du chevalier et du roi selon les canons de la féodalité occidentale. L’attention est portée sur son éducation noble : « Dès sa jeunesse, sa vertu était sans pareil : il était sage, raisonnable, humble et courtois, bref, si bien élevé que tout le monde l’aimait et prenait plaisir à sa compagnie [...] il était bien jeune encore, mais pour la subtilité, la sagesse et la courtoisie, il l’emportait sur tous les rois païens » (422-423). Hardi et audacieux, il est également loué pour « sa libéralité et sa largesse de cœur » (424), offrant à chacun des siens un morceau de la plus précieuse gemme d’émeraude qu’il vient de recevoir lors de son couronnement en Égypte, le joyau appelé « perron » de Babylone (Le Caire, comme elle est appelée au Moyen Âge). Il distribue également intégralement les immenses trésors qu’il y trouve, s’attirant même les reproches des siens devant tant de largesse (425).
Saladin s’insère dans un imaginaire chevaleresque complexe oscillant entre idéalisation et diabolisation. Dans des manuscrits occidentaux du XIIIe au XVe siècle, l’immédiateté fictive des chroniques et des romans se double d’une représentation où se joue une autre forme de discours sur l’altérité, la relation à la puissance des commanditaires et la réception des textes : au-delà du conflit historique, il s’agit d’une rencontre ambigüe entre distance et proximité, peur et désir mimétique, à travers l’image fortement valorisée du sultan, entre rhétorique guerrière de valorisation de l’ennemi à des fins politiques et reconnaissance authentique des valeurs de noblesse, élégance et courtoisie. La représentation idéalisée du souverain, parangon de vertus, est une démonstration de puissance et un outil de propagande qui renforcent l’image de l’adversaire, comme Richard Cœur de Lion (Fig.5 ; Fig.6).
Bibliographie :
(anonyme) Saladin, roman en prose du XVe siècle, in Danielle Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre sainte, XIIe-XVIe siècle, Paris, Robert Laffont, 1997, pp. 417-496. Les citations données dans ce parcours vont à cette édition.
Guillaume de Tyr, Chronique, in Danielle Régnier-Bohler (éd.), Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre sainte, XIIe-XVIe siècle, Paris, Robert Laffont, 1997, pp. 499-724.
Chroniques arabes des Croisades, Francesco Gabrieli (éd.), Arles, Actes Sud, 1977-2014.
La Fille du comte de Ponthieu. Versions du XIIIe siècle. Version du XVe siècle, Catherine Croizy-Naquet (éd.), Paris, Champion, 2025.
Voyageurs arabes, Ibn Fadlân, Ibn Jubayr, Ibn Battûta et un auteur anonyme, Paule-Charles Dominique (trad. fr.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995.
Fanny Caroff, L’Ost des Sarrasins. Les Musulmans dans l’iconographie médiévale. France-Flandre XIIIe-XVe siècle, Paris, Le Léopard d’or, 2016.
Anne-Marie Eddé, Saladin,Paris, Flammarion, 2008.
Carole Hillebrand, « The Evolution of the Saladin Legend in the West », in Regards croisés sur le Moyen Âge arabe. Mélanges à la mémoire de Louis Pouzet, Anne-Marie Eddé et Emma Gannagé (eds.),Mélanges de l’Université Saint-Joseph 58, 2005.
Jean Richard, « Les transformations de l’image de Saladin dans les sources occidentales », in Denise Aigle (éd.), Figures mythiques des mondes musulmans, 2000.
Saladin, mû par son désir de conquêtes, passe d’un territoire à un autre selon une toponymie connue de tous, mais également à travers des lieux purement fictifs. Le texte mentionne un « Krak en Arménie », forteresse imaginaire qui amalgame plusieurs Kraks. La mention : « il gardait le passage sur la route de Babylone en Syrie » (425) évoque le fameux Krak des chevaliers près de Homs, dans l’ouest de la Syrie, tenu par les Hospitaliers en 1142 jusqu’à leur prise par les Mameloukes en 1271 (Fig.7). Le texte attribue le commandement de la place à « Renaud d’Antioche », qui pourrait correspondre au Kérak de Moab, ou Krak des Moabites à l’est de la mer Morte, occupé par Renaud de Châtillon et d’où partaient les attaques franques sur les caravanes reliant l’Égypte à la Syrie (Fig.8). Ce peut-être aussi le Krak de Montréal fondé en 1115 entre la mer Morte et la mer Rouge en Jordanie, que Saladin prend en 1189, après Jérusalem (Fig.9). Saladin fait le récit d’un épisode imaginaire à la gloire du sultan lors du siège de la citadelle, qui évoque le siège historique de Kérak en 1184, alors qu’en réalité il fut interrompu par l’arrivée de renforts francs.
Lors du siège du Krak, Saladin s’illustre pour sa courtoisie. Il se saisit des fuyards Renaud d’Antioche et sa femme enceinte, qui est si effrayée que cela déclenche le travail de l’enfantement et qu’elle court elle-même un grand danger : « Ce qui émut fort le courtois Saladin ; aussi, en homme franc et de bonne foi, bien qu’ils fussent ennemis, il envoya aux chrétiens et à la dame, pour l’amour d’elle, une de ses plus riches tentes ainsi qu’abondance de nourriture, pain, viande et vin. Puis il prit possession du château, il installa une nombreuse garnison et au moment de partir, il recommanda la noble dame aux siens ; il fit plus : il lui envoya un sauf-conduit pour qu’elle puisse passer sans être inquiétée partout où sa puissance avait force de loi » (426).
Les toponymes de la Terre sainte défilent comme autant de figures obligées, illustrant l’énergie et l’appétit insatiables de Saladin. Renonçant à prendre Tyr « car la place était trop forte », il prend brutalement d’assaut Césarée, y accomplissant des exploits « à peine croyables, car il était robuste et si courageux dans son ardeur audacieuse que personne n’osait se mesurer à lui » (427). Il marche alors sur Tabarie (Tibériade), dont il chasse Huon Dodequin. Puis il conquiert Jaffa et tente de négocier la prise d’Ascalon avec le roi Baudoin. Sa largesse convainc le roi lors d’échanges très vifs où Saladin plaide la supériorité numérique et promet des compensations faramineuses : « Vous avez tort de me faire la guerre, je vous assure, cependant je vous offre 30.000 besants d’or pour vous permettre de fortifier des places dans un rayon de cinq milles autour de Jérusalem et je vous enverrai grande abondance de vivre – je serai généreux ! – à condition que vous me donniez une trêve jusqu’à la prochaine Pentecôte » (430). Il prend ensuite Jérusalem, Tyr, et Acre « sans grand mal » (alors que Acre fut reconquise en 1191 par Richard Cœur de Lion).
Dans une place forte non loin d’une plaine verdoyante, dont la localisation n’est pas précisée, Saladin assiège et affame un château. Mais il se révèle être un homme courtois, séduisant et séducteur lorsqu’il s’éprend de la « princesse d’Antioche », personnage qui mêle histoire et fiction. Lorsqu’il entre dans le château, la princesse et ses deux cents dames restent interdites. L’échange des regards est signifiant : « il fut l’objet de tous les regards » ; puis il dîne avec la belle princesse, passant « tout le dîner à regarder la belle dame » (448). Très vite, il souhaite l’épouser : « il la trouva si pleine de sagesse et de toutes sortes de qualités qu’il la pria d’être sa dame et sa maîtresse, ce que sans doute elle aurait volontiers accepté s’il avait été chrétien et si elle n’avait pas été mariée – car l’histoire assure qu’elle l’était [...] il ne voulut pas la contraindre disant que jamais il ne voudrait faire tort, honte ni vilenie à aucune dame au monde, si belle soit-elle » (449). Pris de compassion, il offre victuailles et sauf-conduits aux dames, « considérant que les femmes ne font pas la guerre aux hommes et que, laissées seules, elles se trouvent dans une bien misérable condition » (449).
D’autres toponymes se chargent de connotations merveilleuses. La Mecque devient un territoire sous contrôle chrétien en la personne de Sinamonde, épouse de Huon Dodequin, qui y trouve refuge ainsi que le Batârd de Bouillon. Saladin indique que le sultan non seulement contrôle l’Égypte, la Perse, Damas et presque toute la Syrie, mais recrute ses hommes jusqu’en Inde, en Afrique et en Mauritanie. D’autres toponymes sont inventés, comme le royaume de Farinde, ou bien relèvent de la légende, comme « l’Arbre-Sec » qui figure la limite avec le lointain royaume du Prêtre Jean, ce qui souligne la puissance de Saladin.
Bibliographie :
Jean-Marc Hofman et Emmanuel Pénicault, Le Crac des Chevaliers, Chroniques d’un rêve de pierre, Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 2018.
Hugh Kennedy, Crusader Castles, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
Benjamin Michaudel « Le Crac des Chevaliers, quintessence de l’architecture militaire mamelouke », Annales Islamologiques, 38, 2004, pp. 45-77.
Le siège historique de Jérusalem en 1187 et la victoire de Saladin dans la ville sanctifiée par les trois religions monothéistes pourraient expliquer sa renommée jusqu’à aujourd’hui. Par comparaison, la prise de Jérusalem par les chrétiens en 1099 a donné lieu à des représentations qui mettent en avant un massacre à grande échelle, un aspect spirituel avec le récit des prières des soldats chrétiens, plutôt que les grandes scènes de bataille décrites par Guillaume de Tyr. La victoire militaire des Francs durant la Première Croisade est considérée comme un miracle et un véritable prodige par les historiens monastiques, qui décrivent les croisés comme des martyrs prêts à se sacrifier. L’historiographie arabe médiévale montre des présentations divergentes (des sources irakiennes aux premières chroniques syriennes et à la tradition égyptienne), qui ne présentent pas un tel massacre à grande échelle.
Dans Saladin, la destruction de Jérusalem lors de la Troisième Croisade est quasi-totale. Les techniques militaires sont détaillées lorsque Saladin fait bombarder la ville de pierres et de pavés en utilisant des mangonneaux, abattant murs, palais et maisons, puis mettant le feu aux murailles : « des sapeurs descendirent dans les fossés et onze nuits durant minèrent les murs sur vingt toises : après quoi, ils y mirent le feu et, dès qu’ils se furent retirés, la muraille minée s’effondra dans les fossés » (445) (Fig.10).
Dans ce texte, la présentation positive de Saladin lors du siège de Jérusalem peut paraître paradoxale au lecteur occidental moderne. Après le récit de l’assaut et de la grande bataille qui anéantit les troupes chrétiennes, de la mort du roi Baudoin (dont le cadavre est mis en pièces) et du Bâtard de Bouillon, Saladin fait preuve de magnanimité en demandant la protection de Huon Dodequin et de Jean de Ponthieu (qu’il reconnaît comme un parent). Après avoir négocié la reddition de la ville avec Bélyant d’Ibelin contre rançon, sa largesse est exemplaire lors de son entrée fastueuse à Jérusalem, libérant les chrétiens pauvres et les « quatre cents dames et demoiselles pleurant à chaudes larmes » qui ne peuvent payer la rançon de leur libération : « il leur remit leur rançon, il distribua courtoisement de généreuses aumônes et les fit conduire par ses chevaliers dans les lieux de leur choix en Syrie » (446). Il paye également la rançon de 10.000 chrétiens.
L’une des causes du succès militaire de Saladin à Jérusalem est, selon Guillaume de Tyr, l’état dégénéré des chrétiens : « des fils perdus, des fils scélérats ». Il conclut : « c’est à juste titre et selon l’exigence de leurs péchés que le Seigneur, provoqué à la colère, retire sa grâce [...]. Aussi, et en punition de nos péchés, les ennemis ont-ils repris tout l’avantage ». C’est une justification également utilisée par le pape Grégoire VII dans une bulle de 1187 pour expliquer la chute de Jérusalem, face aux dissensions et péchés des chrétiens. Saladin devient l’instrument du jugement de Dieu. Dans son Mare historiarum, Johannes de Columna célèbre la dynastie des Francs et leur supériorité religieuse, mais il justifie également la perte de Jérusalem comme punition divine pour les péchés des croisés (Fig.11). Cet argument avait déjà été utilisé lors la Première Croisade par Adhémar du Puy, archevêque de Pise, dans sa lettre encyclique au pape où il explique que les neuf mois de siège à Antioche ne sont que la punition divine des chrétiens trop orgueilleux.
Après diverses conquêtes de territoires, le texte raconte le retour de Saladin à Jérusalem, la destruction des églises, transformées en temples païens. Cependant, Saladin laisse toute latitude à ses prisonniers à l’intérieur de la ville : « Huon Dodequin, seigneur de Tabarie, et Jean de Ponthieu furent en telle faveur auprès de lui que rien ne se faisait sans leur avis. Ils avaient liberté d’aller partout où bon leur semblait comme tout le monde, sous la sauvegarde du sultan » (449). Après avoir conquis Acre, qu’il cède à Jean de Ponthieu, il demande même à Huon de l’adouber, ce qui donne lieu à un savoureux dialogue dans lequel Saladin convainc le chrétien réticent de le faire chevalier en bonne et due forme :
« Huon, Huon, rétorqua Saladin vous êtes mon prisonnier : gardez-vous donc de me critiquer. Si vous acceptez, personne ne pourra raisonnablement vous en blâmer quand vous serez rentré chez vous. Inutile donc de vous faire trop prier : je ne crois pas qu’à me faire chevalier vous porteriez atteinte à la puissance de votre religion, ni que votre honneur ne serait atteint, car je vous tiens pour un homme de bien et c’est pour cela que je vous ai choisi de préférence à un autre. Vous pouvez être sûr que si j’avais avant vous trouvé un chrétien de votre valeur, c’est à lui que je me serais adressé et il aurait dit oui » (450).
Et Huon de s’exécuter, selon un rituel excessivement complexe, plus symbolique que réaliste : un bain purificateur, une chemise blanche en signe de vie honnête, une robe rouge écarlate représentant le sang du Christ, des chaussures brunes couleur terre rappelant l’humble destinée humaine, une ceinture blanche de chasteté, une paire d’éperons d’or signalant la rapidité à se soumettre aux commandements divins, et enfin une belle et bonne épée aux deux tranchants pleins de signifiants, comme la loyauté et la droiture. Cette longue liste est plus proche des romans de chevalerie que de l’adoubement tel qu’il fut pratiqué à partir du XIIe siècle.
Dans les chroniques historiques ou les traités de croisades, le thème iconographique de la conquête de Jérusalem par Saladin va de la valorisation de son triomphe à sa minimisation, selon le contenu plus ou moins propagandiste des images. Il apparaît comme un conquérant dynamique (Fig.12 ; Fig.13). Une représentation plus statique prévaut dans des manuscrits qui illustrent la défaite chrétienne tout en insistant délibérément sur l’éloge dynastique et la supériorité religieuse des Francs (Fig.14 ; Fig.15).
Bibliographie :
Pnina Arad, « Le modèle des croisés : trois conquêtes de Jérusalem par le texte et par l’image », in Sandrine Hériché-Pradeau et Maud Pérez-Simon (éds.), Quand l’image relit le texte : regards croisés sur les manuscrits médiévaux, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2013, pp. 173-184.
Sandra Gorgievski, Representing The Crusades. From Medieval Imagination to Contemporary Popular Culture,Jefferson, McFarland, 2023.
John Tolan, « Mirror of Chivalry : Salah al-Din in the Medieval European Imagination », in D. D. Blanks (ed.), Images of the Other. Europe and the Muslim World before 1700, Le Caire, Cairo Papers in Social Sciences, American University Press, 1997, pp. 11-16.
La dernière partie de Saladin n’a plus aucun lien avec l’Histoire. Lors d’épisodes fantaisistes, Saladin embarque pour la France, puis pour l’Angleterre, où il ne dépare pas face à la noblesse et la chevalerie chrétiennes. Ce projet est annoncé à plusieurs reprises et explique la grâce dont bénéficie Jean de Ponthieu : « Et vous me servirez de guide, car je veux aller en France, comme vous êtes venu ici » (441). Huon, condamné au supplice, est épargné par Saladin pour la même raison : « j’ai l’intention de traverser la mer pour me rendre en France ; et comme je ne connais bien ni les chemins ni les gens que je souhaite rencontrer, vous aurez la vie sauve à condition de vous mettre à mon service, vous et Jean de Ponthieu, et de m’accompagner » (444).
Une fois adoubé, Saladin met à exécution sa ferme intention : « maintenant que je suis chevalier, j’ai envie d’aller en France, à la cour du roi, à Paris, voir le pays et la noblesse de là-bas [...]. Et pour assurer le succès de mon voyage, je veux que vous me serviez de guide, comme vous me l’avez promis autrefois quand je vous ai sauvé la vie, c’est-à-dire que je puisse aller avec vous en toute tranquillité sans que vous m’exposiez à subir ni mal ni honte pendant tout le voyage aller et retour par mer et par terre ainsi que pendant mon séjour » (453) (Fig.16). Ce voyage outre-mer, du point de vue de Saladin, propose une inversion fantasmatique de l’entreprise des croisades en Orient.
À Paris, Saladin voyage incognito et devient « le point de mire » de tous. Il ravit en particulier le cœur de la reine de France, qui l’invite à dîner en l’absence de son mari : « « Il n’y avait pas plus beau et plus gracieux chevalier que Saladin. Aucun ne pouvait rivaliser avec lui pour la jeunesse et le maintien » (455). Il obtient les faveurs de la reine, qui manigance sans cesse afin de se trouver seule avec lui et, après la révélation de son identité, désire s’enfuir avec lui pour ne plus jamais revenir. L’auteur fait fi du fait qu’à l’époque qu’il décrit, le roi Philippe est veuf et pas encore remarié. Il imagine donc une intrigue amoureuse pour valoriser le sultan. Saladin apparaît comme un homme courtois, galant, rompu aux subtilités de la fin amor avec la plus belle dame du royaume des Francs, rival heureux du roi de France : « Dieu ! combien la reine souffrit pour Saladin qu’elle aimait plus qu’elle n’avait jamais aimé aucun homme ! Elle ne pouvait se rassasier de le regarder ni penser à rien d’autre » (458).
Saladin quitte Paris, gagne Brindisi et rentre sur ses terres afin d’organiser la conquête de la France. Ses chers protégés Jean de Ponthieu et Huon le trahissent, lui suggérant sournoisement de conquérir tout d’abord l’Angleterre avant de s’attaquer à la France, tout en prévenant leurs rois respectifs pour qu’ils puissent réunir leurs armées contre celle du sultan, qui compte « neuf cent mille Sarrasins ». Ils organisent la confrontation entres les armées chrétiennes et sarrasines dans un passage escarpé et étroit, entre deux montagnes abruptes, que l’auteur de Saladin situe de façon fantaisiste au bord de la mer entre l’Écosse et Warwick (qui n’est ni au bord de la mer, ni frontalière de l’Écosse). Il transfère en Occident un épisode situé en Terre sainte dans un poème de la fin du XIIIe siècle, Le Pas Saladin. Cette référence évoque d’autres strates littéraire (le défilé de Roncevaux dans la Chanson de Roland du XIe siècle), légendaire (l’identification de Saladin comme descendant du « bon roi Alexandre le Grand ») et historique (l’impossible siège de Tyr par Saladin). La notion d’outre-mer est inversée, mais Saladin échoue au combat.
Un espion avertit Saladin de la traîtrise de Jean de Ponthieu et de Huon Dodequin, mais le sultan ne se départit pas de son attitude courtoise et décide de ne pas les punir immédiatement, se soumettant au jugement des armes pour déterminer le verdict. Que le jugement soit en faveur des menteurs et conduise à la mort des accusateurs, malgré l’évidente trahison, ne compte pas autant que l’image magnanime de Saladin. Le récit des différents tournois sert surtout d’exposé héraldique sur la fine fleur de la chevalerie française. Saladin échoue à conquérir la France et l’Angleterre, en une sorte de miroir inversé de l’échec des croisades : « Après son départ, on appela “le Pas de Saladin” ce passage qu’il n’avait pu conquérir » (481).
De retour en Terre sainte, Saladin parcourt à nouveau le royaume de Syrie et soumet toutes les forteresses, sauf Acre, toujours tenue par Jean de Ponthieu. Sous le prétexte fallacieux d’entreprendre un pèlerinage, la reine de France, afin de revoir Saladin, convainc son mari le roi Philippe de se rendre en Terre sainte. Le couple royal s’arrête à Acre, que Saladin vient immédiatement assiéger (une inversion de la situation historique), lançant un défi :
« Il s’arma, se mit en selle et demanda une lance qu’on lui apporta. Puis s’avançant jusqu’au bord des fossés, il demanda quels étaient celui ou ceux, jusqu’au nombre de quatre, qui auraient le courage de jouter avec lui à la lance. Aucun de ceux qui étaient sur les murs ne lui répondit, mais on alla porter la nouvelle au palais et on fit savoir à tous que Saladin le fort, le robuste combattant, défiait à la joute les quatre meilleurs champions de la chrétienté. Quand la reine l’apprit, elle se dit qu’assurément son ami Saladin devait vouloir risquer sa vie pour elle. Elle gagna secrètement un endroit d’où on avait une bonne vue et pu le contempler [...] sa vue lui causa une grande joie et elle estima en son cœur que c’était un grand bonheur que de le voir comme elle l’avait désiré » (484) (Fig.17).
Saladin se couvre de gloire et repart pour Jérusalem, provoquant une nouvelle ruse de la part de la reine pour aller l’y rencontrer, au prétexte de chercher à le faire baptiser. Mais un émissaire du roi l’espionne et a tôt fait de la ramener, à son corps défendant, au roi de France, qui se contente de renoncer à poursuivre leur vie commune et l’abandonne à la justice de son père.
Bibliographie :
« L’istoire de très vaillans princez mons. Jehan d’Avennez, du conte de Ponthieu son filz, de mons. Thybault de Dommarc et du soubdan Salhadin, qui d’eulz et de leur lignies descendy », Lille, XVe siècle, Paris Bnf, Français 12572. Papier. 262 feuillets. 298 × 200 mm. 37 illustrations attribuées à l’atelier de Maître Jean de Wavrin.
Jouda Sellini, Le Mythe littéraire de Saladin. Origines et perpétuations du Moyen Âge au début du XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2024.
L’Histoire nous dit que Saladin meurt à Damas en 1193, entouré des siens, des suites d’une maladie. Mais l’auteur anonyme du roman Saladin fait le récit d’une grande bataille devant Damas, qui pousse Saladin à fuir devant les chrétiens et à chercher refuge en direction de la mer. L’auteur loue la mort de Saladin au combat, contribuant ainsi à magnifier sa grandeur chevaleresque. Alors qu’il monte à bord d’une galère avec ses compagnons, Saladin est blessé par le fer lancé par Gérard le Bel Armé, fils de Huon Dodequin (Fig.18). Ses compagnons voguent en pleine mer avant de le soigner : « le fer était resté fiché dans la blessure et il ne voulut pas qu’on l’en retirât ».
Une fois arrivé à Babylone (Le Caire) dans un état grave, le sultan fait apporter un grand bassin d’eau claire et fait venir trois clercs des trois religions du livre « pour les faire discuter et disputer ensemble de leur religion et de leur foi » (495). Resté seul, les yeux levés au ciel, le sultan fait le signe de la croix sur l’eau, geste que l’auteur interprète comme sa possible conversion. Suit un court panégyrique à la gloire de Saladin : « Il fut enterré à Babylone au milieu des lamentations de tous et placer dans un tombeau sur lequel on devait graver par la suite : “Ci-gît le corps du très preux très courtois et très excellent prince Saladin, sultan de Babylone, roi d’Égypte et souverain chef de Syrie et de Jérusalem” » (495).
L’auteur évoque d’autres versions possibles : « certaines chroniques et histoires rapportent qu’il mourut devant Acre, alors qu’il y avait mis le siège, de blessures ou de maladie » (495). Il se défausse en concluant que son public et ses lecteurs voudront bien l’excuser, car il ne fait que citer ses sources, selon un procédé conventionnel au Moyen Âge, ce qui lui permet de justifier sa fiction : « Et si l’on y trouve à redire, qu’on en accuse son ignorance » (496).
Dans les sources arabes, d’après son administrateur Bahâ ad-Dîn, Saladin meurt d’un accès de fièvre bilieuse qui va empirant pendant douze jours et résiste à tous les traitements. Il est entouré des siens jusqu’au dernier moment. Sa piété est louée à son décès : « au lever de l’aurore, souriant, le visage illuminé en rendant grâce à Dieu ». Son austérité est soulignée lors de ses funérailles, et il est enseveli « dans une caisse entourée d’un drap de simple étoffe », « on ne retrouva à sa mort dans son trésor que quarante-sept drachmes d’argent nasirite et un seul lingot d’or de Tyr » (Fig.19).
La question de la postérité de Saladin est intimement liée à son mausolée, lieu de culte esthétique et politique. Un mausolée a été construit près de la mosquée omeyyade de Damas en 1196 contenant un cénotaphe en bois dépourvu de toute inscription claire. La patrimonialisation, telle qu’elle s’est produite dans l’Europe du XIXe siècle, avait commencé plus tôt en Orient. Les monuments anciens étaient considérés comme des objets sacrés et étaient utilisés pour légitimer les souverains et rehausser leur prestige politique. Au XIIIe siècle, sous le règne de Baybars, d’étranges statues remontant probablement à l’Égypte ancienne portent des inscriptions contenant le nom du secrétaire de Baybars, jouant le rôle de talisman fatimide protégeant l’Égypte.
À la fin du XIXe siècle, la contemplation rituelle des reliques de Saladin est avérée, la culture mémorielle visuelle n’étant plus limitée par l’évitement des images publiques. Pour l’Empire ottoman, prendre soin du mémorial dédié à Saladin à Damas était une réponse à la croisade métaphorique menée par l’Europe pendant la guerre russo-turque. Le mausolée médiéval près de la mosquée des Omeyyades est reconstruit en 1876 et un nouveau cénotaphe en marbre blanc est ajouté en 1878 par le sultan ottoman Abdülhamid II, motivé par sa volonté panislamique de réunifier le monde musulman. En 1898, l’empereur allemand Guillaume II fait restaurer le cénotaphe de marbre lors de sa visite diplomatique en Orient et à Damas, cimentant ainsi une alliance politique en vue de s’affirmer comme un puissant leader européen capable de s’opposer à la France et à l’Angleterre (Fig.20).
Bibliographie :
Al-Amin Abouseada, « Supernatural Powers in Christian-Muslim Warfare. Crusades and beyond », Annales islamologiques 43, Le Caire, Institut Français d’archéologie orientale, 2009, pp. 107-126.
Denise Aigle (éd.), Figures mythiques des mondes musulmans, Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée 89-90, 2000.
Stefan Heidemann, « Memory and Ideology: Images of Saladin in Syria and Iraq », in Christiane Gruber and Sune Haugbolle (eds), Visual Culture in the Modern Middle East. Rhetoric of the Image, Bloomington, Indiana University Press, 2013, pp. 57-81.
- Sandra Gorgievski, Université de Toulon.




















