Justifiant la promesse de son titre, L’Invasion de la mer (Fig.1), le 54e opus des Voyages extraordinaires et dernier roman de Jules Verne paru de son vivant, l’année même de sa mort, en 1905, s’achève sur un cataclysme dévastateur quand un tremblement de terre déchaîne des trombes d’eau qui font sauter le seuil de Gabès et se déversent depuis la Petite Syrte jusqu’au seuil de Biskra, inondant tout sur leur passage jusqu’à faire du Bas-Sahara une annexe de la Méditerranée (Fig.2).
Tsunami ? Phénomène météorologique extrême ? Avertissement écologiste devant les dangers d’une anthropisation incontrôlée ? Ou bien faut-il interpréter ces cataractes dans un sens biblique qui invite, sous les auspices de la parabole, à voir dans ce déluge punitif une sanction morale opposée à l’orgueil humain ?
L’une et l’autre interprétation ne s’excluent d’ailleurs pas et Jules Verne avait dénoncé les risques inhérents à l’entreprise et à l’industrie d’une civilisation incapable de se réfréner dans Sans dessus dessous (1889), dont le titre vaut à lui seul indice du monde à l’envers que devait à nouveau explorer son dernier roman sous les espèces drastiques de la conversion du désert en mer, marquée au coin d’une conception militante de la géographie (Fig.3).
En 1880, Jules Verne concluait sur une note triomphale son Histoire de la découverte de la Terre, affirmant :
« Ce globe conquis par nos pères, au prix de tant de fatigues et de dangers, c’est à nous qu’il appartient de l’utiliser, de le faire valoir [...]. À nous, par tous les moyens que le progrès des sciences met à notre disposition d’étudier, de défricher, d’exploiter ! Plus de terrains en jachère, plus de déserts infranchissables [...]. Les obstacles que la nature nous oppose, nous les supprimons. Les isthmes de Suez et de Panama nous gênent : nous les coupons. Le Sahara nous empêche de relier l’Algérie au Sénégal : nous y jetons un railway [...]. Voilà notre tâche à nous autres contemporains ».
À première vue, un quart de siècle plus tard, il est toujours sur ces mêmes positions, dont L’Invasion de la mer propose une nouvelle fois l’ampliation et l’on s’avance en terrain familier avec le Centralien de Schaller qui réalise une énième resucée du personnage de l’ingénieur habile à bonifier les ressources et à faire reculer les frontières de l’œkoumène (Fig.4). Cette fois, il s’agit de rien de moins que de faire du Sahara, non plus une mer de sable, mais bien une mer navigable. Au-delà de la hardiesse du projet, perce la fondamentale homogénéité avec son temps de l’œuvre vernienne dont Pierre Macherey rappelle que son public l’a liée « à la conquête de l’empire colonial français et à l’exploration du cosmos, à la construction du canal de Suez comme à l’exploration des terres vierges », ce que signifiait du reste le titre primitivement retenu par Jules Verne, La mer Saharienne, qui désignait sans ambiguïté le référent sollicité : le projet Roudaire.
Bibliographie :
Laure Lévêque, « Jules Verne et “l’invasion de la mer” : un déluge qui lave plus blanc ? », in Christiane Chaulet-Achour et Sylvie Brodziak (dir.), Les Écritures francophones de la catastrophe naturelle, Arcidosso, Effigi, « La Recherche en Actes », 2020, pp. 145-157.
Pierre Macherey, « Jules Verne ou le récit en défaut », in Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966.
Issam Marzouki, Jean-Pierre Picot (éds.), Jules Verne, l’Afrique et la Méditerranée, Paris, Maisonneuve et Larose, 2006.
Jules Verne, Histoire générale des grands voyages et des grands voyageurs, Les Voyageurs du XIXe siècle, Paris, Hetzel, 1880.
Jules Verne, Sans dessus dessous, Paris, Hetzel, s. d. [1889].
Jules Verne, L’Invasion de la mer. Le Phare du bout du monde, Paris, Hetzel, 1905.
Jules Verne, L’Invasion de la mer, Ebooks libres et gratuits, 2006. Les citations données dans ce parcours vont à cette édition.
Ce premier titre envisagé signalait sans doute possible pour source référentielle ce qu’il est convenu d’appeler le projet Roudaire, du nom de l’officier et géologue qui, quand bien même il n’en est pas le premier promoteur, demeurera identifié à cette entreprise d’amendement pharaonique qui a, durant plusieurs décennies, occupé monde scientifique et opinion publique (Fig.5).
En se faisant le champion de la mer saharienne – dite encore mer intérieure ou mer africaine – en 1874, Élie Roudaire s’inscrivait en héritier dans un imaginaire qui retravaille les considérations d’ordre stratégique en configurations symboliques, entretenu par les sociétés de géographie et véhiculé par des publications de vulgarisation scientifique comme le Magasin pittoresque dont un collaborateur défendait, dès 1836, que « [l]e désert est semblable à la mer : la surface en est mouvante et fugitive [...]. Le désert appartient à tous comme la mer ; la mer a fait le marin, le désert a fait le nomade ou le bédouin. Mais la mer rapproche les peuples et les unit, le désert les sépare et les confine ; la mer abrège les distances, le désert les augmente ; la mer est le rendez-vous de cent peuples qui s’y prêtent aide et secours, le désert n’est exploité que par des corsaires ».
Roudaire intervenait sur un terrain déjà très largement préparé, qui doit autant aux configurations symboliques qu’aux considérations d’ordre stratégique, inséparable du contexte de l’expansion coloniale française en Afrique du Nord inaugurée avec la prise d’Alger en 1830. Terrain éminemment polarisé où mer et désert sont les termes d’un dilemme qui passe entre civilisation et barbarie et traduit pour beaucoup une opposition de nature entre colons et indigènes, entre Français et Arabes.
Et ce alors même que, dès les lendemains de la conquête algérienne, d’aucuns ont décapé ce que ces termes de civilisation et de barbarie recouvraient. À commencer par le rapport de la commission Decazes sur l’Algérie dont le jugement, sans appel, inverse dès 1834 les prédications, convenant que « nous avons débordé en barbarie les Barbares que nous venions civiliser », avant de préconiser, comme le fera Tocqueville en 1841, de conserver la conquête algérienne au nom d’intérêts stratégiques qui tiennent au contrôle de la Méditerranée.
Corollaire de ce que la mer « unit les peuples », « [l]e Sahara, c’est l’ennemi », « l’affreuse stérilité du désert, plus puissante que l’homme », venant contrarier l’influence bénéfique, fécondante, de la mer, et poser une intolérable « limite aux projets de l’avarice et aux efforts de l’ambition ». À l’heure où l’expansion irrésistible du mode de production capitaliste crée de nouveaux besoins et œuvre à la conversion de l’espace en marché, le désert devient de plus en plus lourdement comptable d’entraver les communications. Le projet de mer saharienne procède de cette conjoncture.
D’autant que l’inauguration du canal de Suez, en 1869 (Fig.6), a ouvert la voie, générant un fort capital confiance dans la toute-puissance des ingénieurs dont la capacité transformatrice ouvre sur des perspectives commerciales, financières et stratégiques fabuleuses. Avant Roudaire, Georges Lavigne s’en était avisé, avançant des arguments radicaux, aussi percutants médicalement que géographiquement, pour exciter au percement de l’isthme de Gabès : le Sahara, « c’est le cancer qui ronge l’Afrique ; puisqu’on ne peut le guérir, il faut le noyer ». C’est lui qui, le premier, imagine de creuser un canal qui lui semble d’autant moins faire difficulté que sa longueur n’excéderait pas une vingtaine de kilomètres, une misère au regard des 120 km qui séparent Suez de Port-Saïd. Mais il s’agit là d’une hypothèse optimiste qui marque le projet originel alors que l’on suppose l’existence d’une mer antérieure, qui ne se serait retirée qu’aux temps historiques – à preuve, la croûte de sel, typique de la sebkha, et les attestations antiques : si le Maghreb n’avait pas été environné d’eau, comment les Anciens auraient-ils pu le confondre avec l’île des Hespérides, pays des oranges ? Pourtant, au terme de plusieurs missions de reconnaissance qui concluent à l’altitude négative des seuls chotts algériens (Fig.7), le projet doit être repensé, qui présuppose désormais deux canaux, un premier, long de 227 km, qui mène du seuil de Gabès au chott Rharsa, le second conduisant du chott Rharsa au Melrir sur 80 km (Fig.8). C’est cette étude que présente de Schaller au casino de Gabès après que les analyses géologiques ont permis d’exclure l’existence première d’une mer et établi que la zone inondable n’excédait pas 8.000 km2 (Fig.9).
Mais, même ainsi, l’opération doit être regardée comme des plus prometteuses économiquement, puisqu’elle « livrerait passage au commerce et à la navigation de l’Europe » et désenclaverait l’Afrique, entendre l’Afrique française, qu’elle aurait le mérite d’unifier. Stratégiquement, elle ne présenterait également que des avantages quand la pénétration maritime réduirait un irrédentisme latent qu’enregistre le roman de Jules Verne qui peint une zone en perpétuelle dissidence en proie aux « tentative[s] de soulèvement contre la domination française » (13), obligeant « Les autorités militaires de l’Algérie et de la Tunisie » à « se tenir constamment sur la défensive » et à prendre des « mesures militaires » (96) pour « refouler sans relâche [l]es tribus » (21) qui mènent des opérations de guérilla au point de « rendre difficile le maintien de l’influence française sur les longues limites du désert » (21). Idéologiquement, enfin, l’entreprise se cherche une légitimité du côté d’une certaine idée de la civilisation chez ceux qui se vivent comme les héritiers de la puissance romaine, chargés de mettre en valeur des territoires retournés à la stérilité avec le passage sous domination ottomane et arabe, mais que la conquête de l’Algérie a rendus à la civilisation, laquelle se doit d’entreprendre sa reconquista, en renouant avec le glorieux passé antique.
Et telle est bien la corde dont joue un Roudaire qui succède à Lavigne et s’autorise d’Hérodote, Pomponius Mela, Ptolémée et du pseudo-Scylax, pour annoncer sa mer comme une résurrection du lac Triton où serait venue s’échouer la nef des Argonautes (Fig.10). Tout en faisant valoir, au-delà de l’opération de récupération culturelle, que ce retour aux sources n’aurait rien que de favorable pour une région qui retrouverait l’âge d’or qui prévalait au temps des Romains en étant rendue au cycle de l’eau, un climat plus florissant devant nécessairement s’établir comme l’eau évaporée s’en irait retomber sur les hauteurs de l’Aurès et du Hoggar pour former des cours d’eau qui irrigueraient quelque 600.000 hectares métamorphosés en « une immense oasis » (Fig.11 et Fig.12) dont les productions trouveraient des débouchés immédiats du fait de l’aménagement de nouveaux ports : il en va de la mission civilisatrice de la France, de cette France de Jules Ferry trop souvent réduite aux lois sur l’instruction publique alors qu’elle est aussi celle d’une politique coloniale agressive. Jules Verne le sait bien, qui y arrime son roman, dont le terme – la réalisation de la mer saharienne – doit intervenir « cent ans après que le drapeau français fut planté sur la kasbah d’Alger » (58). Auparavant, ce sont cinq années qui devront être employées en travaux d’aménagement que dirige l’ingénieur de Schaller, réplique fictive de Roudaire, si bien que l’action peut être située en 1925, postérieure de 20 ans à la publication du roman.
Bibliographie :
Colonisation de l’ex-Régence d’Alger. Documens officiels déposés sur le Bureau de la Chambre des Députés, Paris, Michaud & Delaunay, 1834.
Georges Lavigne, « Le percement de Gabès », Revue moderne, XIIe année, Seconde période, Tome 55, 10 novembre1869.
René Letolle et Hocine Bendjoudi, Histoires d’une mer au Sahara. Utopies et politiques, Paris, L’Harmattan, 1997.
Charles Martins, « Le Sahara, souvenirs d’un voyage d’hiver », Revue des Deux Mondes, deuxième période, Tome 52, 1864.
Jean Peyras, Pol Trousset, « le lac Tritonis et les noms anciens du chott el Jérid », Antiquités africaines, 24, 1988.
La Mer intérieure africaine (avec cartes), par le Commandant Roudaire, Lettre-préface de M. Ferdinand de Lesseps, Paris, Imprimerie de la Société anonyme de publications périodiques, 1883.
Peter Schulman, « Melancholic mirages: Jules Verne’s vision of a Saharan sea », Verniana, 7, 2014-2015, pp. 75-85.
« Verne l’écrivain comme Roudaire l’inventeur réduisent l’indigène à sa portion congrue » avance Jean-Louis Marçot, à qui l’on doit une somme impeccablement documentée sur la mer saharienne. Un jugement qui ne résiste pas à l’examen d’une économie romanesque qui, au contraire, traite à parité les deux parties maintenant entre elles l’égalité numérique avec 7 personnages individualisés dans chacun des deux camps – la colonne française chargée de protéger les travaux, la petite troupe de Touareg, décidée à faire échec au chantier (Fig.13) – puisque, bien avant que Kamel Daoud n’entreprenne la mémoire de Camus sur le silence qui entoure l’Arabe dans L’Étranger, Jules Verne sait l’importance de la nomination, laquelle assure aussi l’égalité de dignité que complète les portraits des chefs des deux troupes, Hadjar et Hardigan, en miroir l’un de l’autre.
L’énonciation ménage une balance des points de vue qui ne caractérise pas le traitement de la question coloniale dans le roman contemporain et qui interdit de conclure au roman à thèse. La représentation des Touareg – dont Jules Verne déplace l’aire de circulation vers le Nord au motif que la sécurisation des grands travaux commande des déplacements de population (Fig.14) – n’admet aucune dévalorisation – mieux, leur réputation d’hommes libres leur vaut de primer les Arabes comme antagonistes des Français, champions de la cause indigène. Encore faut-il noter que, sur 55 occurrences du terme « arabe » que compte le roman, seules sont minorantes celles qu’il faut attribuer au marchef Nicol, le seul à parler aussi d’« Arbicos », traduction lexicale de la violence des rapports coloniaux.
Reste que ces hommes libres sont mieux à même que les vrais autochtones de défendre leurs intérêts, ce qu’ils font en molestant les « ouvriers arabes » employés sur les chantiers puisque, « à un prix peu élevé, la Compagnie Franco-étrangère avait pu embaucher des Arabes autant qu’il avait été nécessaire » (77) et que « [s]eules, les tribus touareg et quelques autres nomades qui fréquentaient les abords des sebkha, avaient refusé de prendre part au percement du canal » (77), ce qui les pose en icônes de la résistance (Fig.15).
Et si Jules Verne prend ici quelques libertés avec l’histoire au moment même où, défaits au combat de Tit (1902), les Touareg Kel-Ahaggar viennent tout juste, en 1904-1905, de faire leur soumission aux autorités coloniales françaises (Fig.16), c’est qu’il importe que ces « chevaliers des temps modernes », unanimement héroïsés, demeurent la tête de pont de la résistance, insensibles à toute opération de récupération de la part des autorités françaises qui tentent dans le roman d’en faire des « gendarmes du désert » (20). Surtout après que le traité de Ghadamès, convention commerciale intervenue le 26 novembre 1862 entre la France et les Touareg Ajjer, qui « s’engageaient à faciliter et à protéger à travers leurs pays et jusqu’au Soudan le passage des négociants français ou indigènes algériens », eut un temps laissé espérer à la puissance coloniale que, si les indigènes demeuraient majoritairement hostiles à leur présence, les Touareg, pour des raisons pragmatiques, pourraient la favoriser. Mais le roman, comme l’histoire, fait justice de cette illusion.
Bibliographie :
Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, Paris, PUF, 2005.
Henri Duveyrier, Exploration au Sahara. Les Touareg du nord, Paris, Challamel Aîné,1864.
Hélène Laudot-Hawad, Honneur et politique. Les choix stratégiques des Touaregs pendant la colonisation française, Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, n° 57, 1990
Hélène Laudot-Hawad, Identité et altérité d’un point de vue touareg, Paris, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, 2014.
Paul Pandolfi, « Imaginaire colonial et littérature, Jules Verne chez les Touaregs », Passés composés, n° 5, Automne 2002.
Paul Pandolfi, La construction du mythe touareg. Quelques remarques et hypothèses. », Ethnologies comparées, n°7, 2004.
Paul Pandolfi, « L’imagerie touarègue entre littérature savante et littérature populaire », L’Année du Maghreb, VII, 2011, pp. 103-113.
Jean-Louis Marçot, Une mer au Sahara. Mirages de la colonisation, Algérie et Tunisie (1869-1887), Paris, La Différence, 2003.
Jean-Louis Marçot, « Jules Verne, la géographie militante et le Maghreb », in Issam Marzouki et Jean-Pierre Picot (éds.), Jules Verne, l’Afrique et la Méditerranée, Paris-Tunis, Maisonneuve et Larose et Sud Éditions, 2005.
Bernard Nantet, Le Sahara, Territoire, guerres et conquêtes, Paris, Tallandier, 2013.
Jean-Marie Seillan, Aux sources du roman colonial. L’Afrique à la fin du XIXe siècle, Paris, Karthala, 2014 [2006], pp. 345-356.
Le roman se livre à un droit d’inventaire qui doit d’autant plus nous retenir qu’il montre une colonne française partagée autour de ces enjeux brûlants. À l’assurance positiviste de l’ingénieur de Schaller qui se flatte de bonifier le climat de l’Algérie et de la Tunisie (Fig.17), d’étendre et de sécuriser les voies commerciales et, en permettant aux troupes de prendre pied au Sud de Biskra, d’affermir la présence française dans un secteur sensible répond le relevé des dégâts collatéraux qui comprend l’indigence des indemnités accordées en dédommagement des expropriations, la submersion des oasis, l’extinction du commerce caravanier... Et le narrateur de relayer l’apologie de la datte qu’entonne le détachement français pour embrayer sur l’inquiétude des populations spoliées : « On comprendra dès lors que les populations de ces oasis aient éprouvé de réelles craintes » (88).
« Ces appréhensions étaient-elles justifiées ? Les avis, on le sait, se partageaient à cet égard. Mais, le certain, c’est que les indigènes de la basse Algérie et de la basse Tunisie protestaient et s’indignaient contre l’exécution de la mer Saharienne, à la pensée des irréparables dommages que devait causer le projet Roudaire » (88).
L’expertise est contradictoire et l’arrêt rendu au moins ouvert.
À charge, la narration fait sienne les objections soulevées par un représentant italien lorsque le projet fut débattu au Congrès international des sciences géographiques, en août 1871 : quid « des centaines de tribus qui en étoufferaient » ? Surtout, elle démarque les arguments exposés par Ernest Cosson en 1884, lors du 13e Congrès pour l’avancement des sciences, qui porte l’estocade à un projet qui prétend rayer de la carte 8 oasis et plus de 800.000 dattiers. « Singulière manière d’assainir un pays [...] que d’en submerger les parties les plus appropriées à la culture et d’y compromettre, là où on ne les détruit pas, les oasis, cette véritable source de richesses » persiffle Cosson, frayant la voie au narrateur vernien qui liste les cultures dont la disparition est programmée alors qu’elles assurent la prospérité de ces contrées : figuiers, manadiers, orangers, dattiers (150 variétés !), vigne, orge. Forte de ses 1.000 ha de terres cultivées, Tozeur, dans l’œil du cyclone, brille par son importance économique vitale : « le sol de l’oasis est d’une fertilité merveilleuse » (91), les jardins, fertilisés par « les eaux vivifiantes » de « l’oued Berkouk » (91), y produisent sans compter et l’on exporte des dattes « par millions de kilogrammes » (89). Il n’est jusqu’à son industrie textile (burnous, tapis, couvertures) qui, florissante, ne dégage un important excédent commercial. Roudaire a alors beau jeu de prétendre transformer ces contrées en jardin d’Eden quand toute la narration montre que c’est déjà le cas : « Et n’y a-t-il pas de quoi provoquer l’admiration, à voir un haut palmier abriter un olivier de taille moyenne, qui abrite un figuier, qui abrite un grenadier, sous lequel serpente la vigne, dont les sarments se glissent entre les rangs de blé, de légumes et de plantes potagères ?... » (92).
Il y a de quoi, comme Hardigan, le chef du détachement militaire français, se demander si le territoire « gagnera au change » (75) et croiser le fer avec de Schaller : « qui sait si les vieux et fidèles admirateurs de la nature n’auront pas lieu de regretter ces transformations que le genre humain lui impose !... » (76).
« Décidément, déclara en souriant l’officier, les ingénieurs modernes ne respectent plus rien ! Si on les laissait faire, ils combleraient les mers avec les montagnes et notre globe ne serait qu’une boule lisse et polie comme un œuf d’autruche, convenablement disposée pour l’établissement de chemins de fer ! » (76).
Il ne croit d’ailleurs pas si bien dire puisque, prenant le train du progrès, c’est un projet de transsaharien, couplé à celui de la mer, que Schaller est venu défendre devant un public d’administrateurs et de fonctionnaires, français et locaux, au casino de Gabès (Fig.18).
Bibliographie :
Hocine Bendjoudi, René Letolle, « Entre utopies et calculs politiques : la mer intérieure saharienne », in Bernard Barraqué, Pierre-Alain Roche (dir.), Peurs et plaisirs de l’eau, Paris, Hermann, 2011.
Ernest Cosson, séance du 10 septembre 1884, in Sur le projet de création en Algérie et en Tunisie d’une mer dite intérieure, extrait du compte-rendu de la 13e session de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences tenue à Blois en 1884, Paris, Au Secrétariat de l’Association, 1885.
Jean-Robert Henry, Jean-Louis Marçot, Jean-Yves Moisseron, « Développer le désert : anciennes et nouvelles utopies », L’Année du Maghreb, VII : Sahara en mouvement, 2011, pp. 115-147. https://journals.openedition.org/anneemaghreb/1167
Commandant Roudaire, « Sur la communication qui a dû exister aux époques historiques entre les chotts de la Tunisie et la Méditerranée », CR à l’Académie des Sciences, Paris, 1884.
Peter Schulman, « Melancholic mirages: Jules Verne’s vision of a Saharan sea », Verniana, 7, 2014-2015, pp. 75-85.
Pourtant, il suffira que le harcèlement des Touareg bouscule son autorité pour que l’humaniste Hardigan se rallie aux positions de de Schaller, jusqu’à souhaiter que la mer monte enfin, vérifiant cette conclusion d’Albert Memmi qu’il n’y a pas de « colonisateur de bonne volonté » et que seuls les colonisés peuvent défendre leur cause.
Ce à quoi ils s’appliquent en gagnant massivement le chott Melrir, là où, plus qu’au Rharsa, les dommages, tant humains qu’économiques, sont susceptibles d’être les plus conséquents. À l’affût de la reprise des travaux, les nomades soupçonnent en de Schaller « quelque ingénieur de leur compagnie maudite » (123) et se représentent la réaction des Français « lorsqu’ils verront » « qu’elle ne se fera pas, leur mer Saharienne » (123). Fustigeant le projet Roudaire, le botaniste Ernest Cosson tranchait : « les Arabes du Sahara » « ne verront là qu’une seule chose, c’est que les Français veulent les priver de leur Sahara ». Leur Sahara vs. leur mer, le fonctionnement pronominal, hors de toute inclusion, exprime la prédation sous-jacente à l’échange inégal de ce plan « ressources contre civilisation ».
Il y a dans cette extériorité condamnation de la politique assimilationniste telle que la défend un Auguste Warnier (1810-1875), faite de violence et d’aliénation, ce qu’a sans doute à charge de dire la présence liminaire du Chanzy (Fig.19), porteur de positions à la fois plus pragmatiques et plus justes qu’incarne le dernier Gouverneur-Général arabophone de l’Algérie, à qui l’on prête des idées avancées (Fig.20). Une autre idée de la France, en somme, chez ce général dont de Gaulle dira que, après la débâcle de Sedan, « [s]’il avait été possible qu’un homme changeât les destins de la France, cet homme eût été Chanzy ». Prenant ses fonctions en Algérie en 1873, il pose que « [l]e seul véritable progrès est celui qui doit résulter de l’extension collective du droit commun » et y gagne l’hostilité des grands colons. Alors, susciter les mânes de qui doute que le « colon soit assez libre et assez préparé pour remplir le rôle d’administrateur, avec la notion exacte de l’intérêt général » fait office de cinglante réplique à l’affairisme personnifié par de Schaller, qui cumule les mandats, à la fois ingénieur en chef des travaux et homme-lige de la toute nouvelle Société de la mer saharienne qui prétend œuvrer « pour le bien de la Tunisie et [...] pour la prospérité algérienne » (55). Le parrainage de Lesseps qui, « un des premiers, avait pris l’affaire à cœur jusqu’au moment où il en fut détourné par le percement de l’isthme de Panama » (54), projette une ombre de scandale que ne dément pas le « bon accueil aux actions et obligations émises par la nouvelle société » (59) (Fig.21 et Fig.22).
Tout acclamé que soit Lesseps dans le roman, sa figure est loin d’être absolument positive, comme il ressort de son association avec Roudaire au sein d’une « Société d’études de la mer intérieure », entreprise privée que démarque la « Société de la mer saharienne » du roman et que Lesseps reconvertira, à la mort de Roudaire, en exploitation agricole intensive, dans la région de Gabès.
Les premières théories sur la mer saharienne défendaient, en agitant le précédent du lac Triton, l’idée d’une restitutio, d’un statu quo ante, donc, d’une renaturation. Ce discours, de Schaller le balaie et, cessant de seconder la nature, devient par là un démiurge, avec toutes les implications que cela suppose en termes d’hybris.
Si la fin du roman accomplit le projet de Roudaire en créant sa mer intérieure, cette réalisation ne doit pas être portée au crédit du dynamisme des Français qui, tels des apprentis sorciers, manquent de finir roulés par les flots de cette mer qu’ils ont débondée. Sur un tell, nouveau mont Ararat, inversant la posture de Noé, ils assistent sidérés au sauve-qui-peut de la faune effarée : la nature a repris ses droits et c’est un tremblement de terre qui provoque un nouveau déluge, punitif.
Si les Touareg y succombent (Fig.23), loin du roman colonial, et plus loin encore du roman colonialiste, l’image du déluge, lancinante depuis Sans dessus dessous (1889), impose le motif de la fin du monde, de la fin d’un monde en tout cas, qu’interroge ce roman dialogique dont l’intérêt est moins narratif que discursif, conséquence d’un positivisme qui est tout sauf un humanisme et de l’hybris de l’homme blanc. Si, dans cet ultime roman qui est aussi le seul où Jules Verne évoque les modalités françaises du colonialisme, seuls les indigènes en font les frais, il n’est pas sûr qu’il faille se réjouir de ce que le premier vaisseau à voguer sur cette nouvelle mer soit un aviso, un navire de guerre, ni que le dernier mot reste à la finance quand de Schaller se permet : « un conseil d’ami : prenez plutôt des actions de la mer Saharienne » (236).
Publié cinq ans plus tard à titre posthume, L’éternel Adam achèvera le tableau et, cette fois, le cataclysme qu’on ne fait encore que pressentir aura balayé toute civilisation, engloutie sous un ultime déluge où surnage un frêle esquif chargé d’une poignée de rescapés. La question se pose de savoir s’ils seront à la hauteur du rôle et sauront, nouveaux justes, refonder sur cette tabula rasa un modèle de société plus humain. Car, chez Jules Verne, la catastrophe naturelle n’est pas séparable d’une anthropologie quand les forces chtoniennes, moins archaïques qu’il n’y paraît, répondent par leur violence éruptive à la violence latente d’un supposé progrès sur lequel est assise une civilisation contre-nature et c’est contre cette dénaturation que la fiction la mobilise, deus ex machina qui a charge d’exprimer la distanciation d’avec les options utilitaristes d’un positivisme décomplexé. À trop soutenir que there is no alternative – à l’exploitation, de l’homme par l’homme comme de la nature par l’homme –, on court le risque de voir revenir tel un spectre, irrépressible magma et secousse salutaire, le retour du refoulé.
Bibliographie :
Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, Paris, PUF, 2005.
Ernest Cosson, Note sur le projet de création en Algérie d’une mer dite intérieure, Paris, Imprimerie Émile Martinet, 1880.
Ernest Cosson, Sur le projet de création en Algérie et en Tunisie d’une mer intérieure, Paris, Gauthier-Villars Imprimeur-Libraire, 1882.
Francis Lacassin, « Jules Verne et le socialisme clandestin », préface à Famille sans nom, Paris, UGE, 1978.
Laure Lévêque, « Jules Verne et “l’invasion de la mer” : un déluge qui lave plus blanc ? », in Christiane Chaulet-Achour et Sylvie Brodziak (dir.), Les Écritures francophones de la catastrophe naturelle, Arcidosso, Effigi, « La Recherche en Actes », 2020, pp. 145-157.
Albert Memmi, Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Buchet/Chastel, 1957.
Jean-Pierre Picot, Le Testament de Gabès. L’Invasion de la mer (1905), ultime roman de Jules Verne, Bordeaux-Tunis, Presses Universitaires de Bordeaux / Sud Éditions, 2004.
Marco Platania, « Historiographie du fait colonial : enjeux et transformations », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 24, 2011/1, pp. 189-207.
- Laure Lévêque, Université de Toulon, Le Parc Culturel du Biterrois.























