Dès le XIIe siècle, les grandes expéditions au départ du bassin méditerranéen vers l’Asie sont à l’origine d’une multiplication des récits d’exploration. La relation de voyage (itinerarium dans le monde occidental, rihla dans le monde musulman) possède au Moyen Âge ses conventions littéraires propres, au-delà de la dimension politique, religieuse ou diplomatique des voyages entrepris autour de la Méditerranée. Ports, côtes, îles et territoires régionaux forment un patrimoine géographique qui enflamme l’imaginaire des voyageurs. Les auteurs proposent une image du monde tel qu’ils le découvrent, ou tel qu’ils se le représentent, sortes de « miroirs de la réalité » qu’on aurait cependant tort de confondre, par anachronisme, avec le réalisme des écrivains de voyage aujourd’hui.
Ce patrimoine littéraire est indissociable de la production de manuscrits enluminés, de leur circulation, et du patrimoine iconographique qui lui a été associé – en particulier la représentation conventionnelle des merveilles de l’Orient. Ces objets font aujourd’hui partie d’un patrimoine méditerranéen qui dépasse les frontières régionales, nationales, géographiques ou religieuses. Entre le compte-rendu à visée objective du monde et la tendance à se détourner de l’observation pour représenter l’imaginaire du voyageur, la contradiction n’est qu’apparente : la réalité perceptible par les sens au Moyen Âge n’était pas définie par un ensemble de phénomènes physiques mais par la signification que ceux-ci recouvraient, comme autant de vérités symboliques, à l’instar des représentations dans la cartographie médiévale. Du voyage physique au cheminement spirituel, il n’y a qu’un pas et l’enjeu de l’écriture du voyage est, au-delà de la découverte de l’ailleurs, l’exploration de soi-même.
Le voyage porte en lui l’idée d’un retour et se conçoit comme un va-et-vient entre l’espace familier que le voyageur a quitté (et où il est revenu), et celui qu’il parcourt. Le récit qui en est fait par le voyageur-narrateur est implicite, souvent en écho à ceux que rédigèrent les voyageurs précédents. Les intertextes du récit de voyage incluent en effet des textes de fiction où le voyage est un thème prégnant, dans les romances médiévales et la littérature chevaleresque, formant ainsi un patrimoine littéraire complexe.
Le texte des Voyages outremer, composé à la fin du XIVe siècle et imprimé pour la première fois en 1499, est attribué au chevalier anglais Jean de Mandeville (Fig.1). Il connaît une fortune littéraire sans précédent qui tient davantage aux descriptions imaginaires d’une géographie merveilleuse qu’à celle de territoires effectivement traversés. Véritable best-seller au Moyen Âge, les Voyages sont traduits en dix langues et copiés dans 250 versions manuscrites (Fig.2).
Une longue polémique concernant l’authenticité de ces voyages a conduit aujourd’hui à l’hypothèse selon laquelle Mandeville aurait effectué un pèlerinage en Terre sainte, d’où son récit de la traversée de la Méditerranée et de ses îles jusqu’à l’Égypte, la Sicile, la Terre sainte et la Libye. En revanche, les récits portant sur ses voyages en Inde, en Chine et en Éthiopie ne devraient leur existence qu’à ses sources habilement retravaillées. Si ses origines demeurent obscures, sa mort est attestée en 1372 dans le couvent des Guillemins à Liège, où il aurait rédigé ses récits de voyages présumés (Fig.3). La mention de sons gutturaux de la langue anglaise, comparés à ceux la langue des Sarrasins, penche en faveur de l’hypothèse selon laquelle Mandeville est bien anglais : « Et ils ont en plus ces quatre lettres, car leur langue est particulière et ils parlent de la gorge. De même, nous avons en Angleterre deux lettres de plus que dans leur alphabet, ce sont le p et le z, qui sont appelés thorn et zogh » (109).
Ce qui est frappant, c’est que la Méditerranée est perçue comme un espace vague, mal localisé, presqu’abstrait, ouvrant aux espaces et aux mers de l’Orient. La représentation de cette itinérance maritime relatant des voyages supposés réels ou fictifs, sans véritable route ni itinéraire, s’inscrit dans les conventions du récit de voyage et de l’iconographie associée aux merveilles de l’Orient :
Mandeville identifie à Acre le fleuve Belus (actuel Nahr Na’aman) qui se jette dans la mer Aréneuse, mer légendaire d’Asie centrale, ainsi que la fosse Memnon, mentionnée par Pline dans son Histoire naturelle : « c’est une fosse ronde qui a bien cent coudées de large, elle est remplie de sable dont on fait du beau verre transparent. On vient chercher ce sable en bateau par mer et en chariots par terre. Et quand on a complètement vidé cette fosse, le lendemain elle est aussi remplie qu’avant et c’est une grande merveille. Il y a toujours dans cette fosse un grand vent qui remue ce sable et le fait tourbillonner de façon merveilleuse. Si on met un métal quelconque dans cette fosse au milieu du sable, ce métal se change en verre et si on met dans la fosse le verre fait avec ce sable, il redevient sable comme avant » (25).
La cartographie occidentale (atlas, mappemondes, cartes et portulans) témoigne d’un vif attrait pour les rives orientales de la Méditerranée. Les influences réciproques entre les représentations orientales et occidentales sont notoires, et parfois aussi l’influence de la littérature sur le tracé des cartes. Récits de voyage en Terre sainte, en Orient et traités historiques se rapportant aux croisades donnent lieu à la mise en scène d’un espace méditerranéen qui fascine riches mécènes et collectionneurs et permet l’usage d’une large palette chromatique coûteuse, révélant le pouvoir du commanditaire.
Bibliographie :
Jean de Mandeville, Voyage autour de la terre. Nouvelle traduction de Christiane Deluz, Paris, Les Belles Lettres, 2004.
Sonja Brentje, « Revisiting Catalan Portolan Charts : Do They Contain Elements of Asian Provenance?», in Philippe Forêt et Andreas Kaplony (eds), The Journey of Maps and Images on the Silk Road, Leiden, Brill, 2008, pp. 181-202.
La relation de voyages de Mandeville figure parfois de façon autonome dans un manuscrit unique, ou dans des recueils où il est associé de façon signifiante à d’autres récits de voyages. C’est le cas du prestigieux manuscrit copié à Paris en 1410-1412 (Paris, Bnf, Fr. 2810) connu sous le nom de Livre des merveilles, compilation de sept textes se rapportant à des relations de voyage, de pèlerinage ou de mission diplomatique, la perspective globale étant le dépaysement. Le manuscrit aurait été commandité par ou pour Jean sans Peur, duc de Bourgogne, qui l’a ensuite offert à son oncle Jean de Berry en janvier 1413, comme l’indique l’ex-libris sur le feuillet de garde. Pourtant, le programme iconographique aux luxueuses enluminures met moins en valeur la célébration dynastique du destinataire de haut rang qu’il ne souligne l’attrait pour le voyage outre-mer.
Les Voyages de Mandeville sont présentés comme un traité systématique des pays du monde : « Celui qui veut aller outre-mer peut le faire par plusieurs chemins, soit par mer, soit par terre selon les régions dont il part, et ces chemins aboutissent au même but » (7). Mandeville part d’Angleterre, mentionne un itinéraire terrestre à travers la Hongrie et l’Allemagne, Belgrade, Nis en Grèce pour arriver à Constantinople « que l’on appelle Byzance » (8), avant d’envisager plusieurs itinéraires pour se rendre en Terre sainte. Il mentionne également un itinéraire maritime de Venise à Acre, puis Gaza, et Jérusalem « si on le veut » (24-25), avant de se rendre en Syrie, à Babylone et au Caire. Ce récit est inséré dans le recueil qui contient six autres récits de pérégrinations, voyage ou pèlerinage en Orient et en Extrême-Orient : le Devisement du monde du marchand vénitien Marco Polo qui, de retour en Italie, relate ses voyages avec son père Niccolo et son oncle Maffeo en 1260, puis en 1271 jusqu’en Chine et en Abyssinie ; la mission diplomatique du missionnaire franciscain Odoric de Pordenone en Perse, en Inde et jusqu’en Chine, récit très populaire au XIVe siècle, considéré comme authentique et fiable ; le récit du pèlerinage en Terre sainte du dominicain allemand Guillaume de Boldensele faisant partie des missions en Asie organisées par la papauté ; un texte attribué à un moine franciscain italien décrivant l’empire du Grand Khan; un récit du moine arménien Hayton qui a pour but d’inciter le pape à lancer une nouvelle croisade ; le récit de pèlerinage en Terre sainte, puis du voyage en Orient du dominicain florentin Riccoldo da Monte di Croce.
L’espace méditerranéen y apparaît comme un lieu de passage, un monde transitoire et flottant ouvrant aux espaces de l’Orient fabuleux. Peuplé d’un bestiaire fantastique, fondamentalement bivalent, fascinant tout autant que repoussant, c’est un territoire où la profusion de richesses et de splendeurs côtoie toutes les figures démoniaques surgies de la terreur de l’inconnu.
La puissance poétique de cet espace merveilleux prévaut sur sa spécificité topographique, si bien que le support narratif du texte s’efface parfois au profit d’un support visuel d’itinérances – réelles ou poétiques – pour le lecteur. L’itinérance de Mandeville ne suit d’ailleurs aucun itinéraire planifié, seulement le plaisir et la découverte de merveilles : « Ce n’est pas le chemin direct pour aller vers les pays que j’ai nommés mais, si on veut voir cette merveille, on peut le prendre » (113). Le programme iconographique tend à faire disparaître les spécificités géographiques évoquées dans les différents textes du recueil et à uniformiser les représentations de la Méditerranée, de l’Outremer et de l’« Ynde », un « ailleurs » où Occident, Orient, Moyen-Orient et Extrême-Orient se côtoient et se confondent. La mer Méditerranée (MS 2810, f. 173r) apparaît à l’arrière-plan avec ses vagues aux motifs en forme d’éventail, présence incongrue car, au premier plan, l’image illustre fidèlement le texte décrivant l’un des itinéraires terrestres menant à Jérusalem. Le peintre a cependant représenté la mer en suivant la description d’un autre itinéraire (par mer) à la fin du chapitre précédent, énumérant les étapes et les ports de la côte méditerranéenne orientale, de Tripoli à Beyrouth, d’Acre à Haïfa, Césarée et Jaffa, avant de prendre la route de Ramla à Jérusalem (97). Le lecteur contemple un paysage hybride qui échappe à toute référence topographique et obéit à une logique autre : l’ailleurs que représentent le Proche-Orient et la Terre sainte se conçoit par référence à la Méditerranée, espace-cadre transitoire, passage obligé qui ouvre aux portes de l’Orient. Le lecteur moderne en quête d’une représentation topographique du territoire est surpris, là où le lecteur médiéval reconnaissait une tradition iconographique bien codifiée par une tradition savante et livresque.
Cette tradition fit d’abord de cet ailleurs lointain et indéfini le lieu de projection du texte biblique, comme le jardin d’Éden, aussi merveilleux qu’inaccessible : « Et on dit par-delà que toutes les rivières et les eaux douces du monde prennent leur naissance de cette fontaine du Paradis et que toutes viennent et sortent de cette fontaine […] Sachez que nul homme mortel ne peut aller vers ce Paradis ni en approcher […] Et nul ne pourrait y aller par les rivières, car l’eau court avec tant de force puisqu’elle vient de si haut et fait de si grandes vagues qu’aucun navire ne pourrait les remonter » (228-229). La mer, redoublée par les fleuves, est au cœur de la représentation merveilleuse du Paradis (Fig.4).
Selon leur perspective eurocentrée, les enlumineurs illustrent les étapes d’itinéraires réels ou poétiques en suivant les mêmes conventions picturales pour représenter l’œkoumène centré sur la Méditerranée. Une même organisation spatiale apparaît avec, au premier plan, la mer qui s’écoule de façon dynamique, lieu de passage vers l’Orient ; quelques données architecturales de facture réaliste (château, pont, église) animent ces tableaux et fournissent des indications temporelles (saisons, cérémonies). Les éléments paysagés sont scandés par la présence de monuments représentatifs – points de repère civils et religieux – au cœur d’une pérégrination visuelle qui s’apparente à une prise de possession mentale d’un espace en devenir :
« On prend la mer à Gênes, à Venise, ou à un des autres ports dont j’ai parlé plus haut. On traverse la mer et on arrive à Trapézonde » (111). Trébizonde (aujourd’hui Trabzon en Turquie) est un port important de la mer Noire depuis l’Antiquité, où Alexis et David Comène fondèrent un empire qui subsiste jusqu’en 1461. Le texte évoque ensuite la légende du château de l’Épervier en Arménie, « au-delà de la cité de Layas » : « En ce château on voit, sur un perchoir, un épervier très beau, très plaisant, et une belle dame fée qui le garde » (112) (Fig.5). Le roi d’Arménie tente sa chance et attend sept jours et sept nuits sans dormir que la belle fée lui accorde son corps. La résolution de la légende est associée à la mer, espace transitionnel entre le monde connu et le monde exotique et mystérieux de la légende orientale.
Le paysage naturel (montagnes, forêts, prairies) forme un cadre strict où la mer apparaît comme un passage dynamique entre deux territoires menant vers l’Orient et ses merveilles. Le voyageur atteint la Géorgie et une mer (Noire et Caspienne), découpée par un relief accidenté entre de hauts monts (peut-être le mont Caucase), décrit comme « le plus haut du monde » (193). C’est une mer close, un lieu intermédiaire et non un détail topographique, dont la référence reste floue : « Et entre la mer Maure et la mer de Caspille, il y a un passage très étroit pour aller vers l’Inde » (193) (Fig.6). Mandeville fait le récit de la légende de la Terre ténébreuse, où l’armée du « méchant empereur de Perse » persécute les chrétiens. La mer constitue néanmoins un sujet de composition poétique qui favorise la contemplation, sens suprême d’accès au divin : « Il y a en ce royaume d’Abchaz une grande merveille, car une province de ce pays, appelée Hanyson, qui a bien trois journées de voyage de tour, est toute couverte de ténèbres, sans aucune clarté. Nul ne peut voir ce qui s’y trouve et nul n’ose y entrer. Toutefois, les gens du pays disent qu’ils ont parfois entendu des voix humaines, des chevaux hennir et des coqs chanter [...]. Quand les Chrétiens les aperçurent, ils se mirent à genoux et adressèrent très dévotement leurs prières à Dieu. Aussitôt survint une nuée épaisse qui couvrit l’empereur et tout son ost de sorte qu’ils ne pouvaient aller ni en avant ni en arrière. Ils demeurèrent ainsi enfermés dans ces ténèbres et plus jamais n’en sortirent » (195-196) (Fig.7).
Jusqu’à la fin du XIVe siècle, la traversée des territoires maritimes a peu retenu l’attention des enlumineurs, car le « paysage » au sens moderne du terme n’a que peu de place dans la peinture occidentale. La mer apparaît de façon métaphorique : nefs accostant aux ports pour évoquer le départ ou l’arrivée. Métaphore du voyage, la mer, telle que mentionnée par Mandeville, est figurée de façon stylisée, qu’il s’agisse de la mer Méditerranée, de la mer Noire, de la mer Caspienne, de la mer Morte ou des mers « d’Ynde » (incluant la mer de Chine, l’océan Indien ou le Golfe Persique), créant un espace hybride imaginaire, mais relativement uniforme, entre Occident et Orient. Une même harmonie de couleurs anime les vêtements des voyageurs, les guerriers du grand Khan et les croisés, les Orientaux et les Sarrasins différenciés par leurs turbans.
Bibliographie :
Le livre des merveilles : Marco Polo, Devisement du monde ; Odoric de Pordenone, Itinerarium de mirabilibus orientalium Tartorum;Guillaume de Boldensele, Liber de quibusdam ultramarinis partibus et praecipue de Terra sancta ;Lettres à Benoît II ; Jean de Cori, Le livre De l’estat du grand Kaan de Cathay, empereur des Tartares; Jean de Mandeville, Voyages ; Hayton, La Fleur des estoires de la terre d’Orient, Riccoldo da Monte di Croce, Liber peregrinationis, Paris, 1410-1412, Paris, BnF, MS Français 2810, 42 x 29,8 cm, 299 f., 265 miniatures du Maître de la Mazarine, Maître d’Egerton, Evrard d’Espinques (1470) et enlumineurs secondaires.
Marie-Françoise Alamichel, « Merveilles et émerveillement : l’Orient des auteurs du Moyen Âge anglais », in Isabelle Gadoin et Marie-Élise Palmier-Chatelain (éds), Rêver d'Orient, connaître l'Orient, visions de l’Orient dans l’art et la littérature britanniques, Lyon, ENS éditions, 2008, pp. 19-37.
George Duby, « Quelques notes pour une histoire de la sensibilité au paysage », L’Art et la société. Moyen Âge. XXe siècle, 1991, pp. 11-14.
Sandra Gorgievski, « Mer-veille: La représentation de l’espace méditerranéen dans les enluminures des Voyages outremer de Jean de Mandeville (MS fr. 2810) », in Itinérances maritimes en Méditerranée, du Moyen Âge à la Première Modernité, Sandra Gorgievski (éd.), Paris, Honoré Champion, 2019, pp. 115-138.
Christiane Raynaud, « Les relations de l’homme et du jardin au xve siècle dans les livres religieux, derniers échos du langage iconographique médiéval », in Vergers et jardins dans l’univers médiéval, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, Sénéfiance, 28, 1990, pp. 289-331.
James L. Smith, Water in Medieval Intellectual Culture: Case-Studies from Twelfth-Century Monasticism, Turnhout, Brepols, 2017.
L’espace maritime se pose comme préalable soit pour des raisons d’intérêt narratif – dangers, péripéties, émerveillement, soit qu’elle suggère une attention nouvelle au potentiel poétique du paysage marin. La baignade en mer révèle une pratique à la fois descriptive et contemplative, suggérant la dimension divine du spectacle de la nature et l’harmonie fondamentale entre les éléments et les êtres humains. Un épisode de baignade est rapporté par Mandeville, mais l’intérêt est moins narratif que symbolique de la permanence de l’élément marin, tandis que l’activité humaine évoque le cycle des saisons et l’instabilité du temps : « À trois lieux de Jéricho est la mer Morte autour de laquelle on trouve beaucoup d’alun et d’alquatran [...] Là poussait le baume mais on a arraché les arbrisseaux et on les a emportés à Babylone pour les y planter » (75). Le bain dans le fleuve Jourdain est ensuite mentionné : « un peu au-dessus de l’endroit où les Chrétiens ont l’habitude de se baigner » (77) (Fig.8)
Mandeville raconte ses pérégrinations jusqu’en Inde, son exploration d’île en île le conduisant à rencontrer toutes sortes d’êtres merveilleux à tête de chien ou sans tête, au visage peint sur le torse. Il cite souvent Odoric de Pordenone, qu’il compile. L’île de Ceylan (Sri Lanka) apparaît au premier abord terrifiante en raison d’un bestiaire exotique : « il y a tant de serpents, de dragons et de crocodiles qu’on n’ose y demeurer » (150) et d’autres bêtes sauvages, comme des éléphants. Mais la description évoque également le Paradis, grâce à l’harmonie du monde naturel, humain et animal : « Il y a dans cette île une haute montagne, et au milieu de cette montagne un grand lac dans une belle plaine avec une grande quantité d’eau » (150). Le lac est entouré d’animaux (lions blancs, oies sauvages, bœufs) et d’une nature lumineuse avec toute une gamme de détails floraux. La description savamment équilibrée renforce la référence paradisiaque dans l’imaginaire du lecteur (Fig.9). Mandeville rapporte la légende merveilleuse d’Adam et Ève dont les larmes auraient formé le lac : « Et les gens du pays disent qu’Adam et Ève pleurèrent cent ans sur cette montagne quand ils furent chassés du Paradis. Et ils disent que ce lac fut formé de leurs larmes, car ils pleurèrent tant sur cette montagne que ce lac se forma ainsi » (150). Si le lac fourmille de bêtes diverses (crocodiles, serpents, sangsues), elles sont réputées pour ne faire aucun mal aux étrangers (Fig.10)
Mandeville souligne la nécessité de s’orienter en mer, en se présentant comme un marin expérimenté. Il entreprend une démonstration à caractère scientifique, utilisant le vocabulaire des traités d’astrologie, détaillant avec force chiffres les mesures de l’étoile Antarctique et de la Tramontane (l’étoile polaire). L’« astronomié » rappelle que l’astrolabe se répand à partir du XIe siècle : composé d’un compas et d’une tablette avec deux cercles mobiles superposés, il permet de mesurer la hauteur d’une étoile au-dessus de l’horizon et donne une représentation du ciel en une région donnée. Le lieu est incertain, en dépit des affirmations de l’auteur : « je l’ai mesuré moi-même à l’astrolabe », « j’ai donc vu », « je dis avec certitude » (138). En fait, il semble qu’il mesure le ciel tout d’abord d’Ouest en Est, d’Angleterre jusqu’aux îles de l’océan Indien, puis du nord au sud, des régions septentrionales à la haute Libye (Fig.11).
Mandeville décrit les « grands périls sur la mer dans ces régions » (203), en particulier certaines îles. « Car il y a en bien des endroits de grands rochers de pierre d’aimant qui, par nature, attirent à eux le fer et s’il passe un navire où il y ait des clous ou des bandes de fer, ces rochers les attirent aussitôt à eux et jamais ils ne peuvent repartir. Moi-même j’ai vu en mer au loin une sorte de grande île où il y avait des arbrisseaux, des épines, des ronces en grande quantité et les marins nous dirent que c’était tous les navires qui avaient été arrêtés par les rochers d’aimant et de la pourriture qui était dans les navires, ces arbrisseaux, ces épines, ces ronces et quantité d’herbe avaient poussé » (203-204).
La « Vallée périlleuse » est une merveille géologique que Mandeville a trouvée dans la relation de voyage d’Odoric de Pordenone. Il situe ce lieu en Asie : « A côté de cette île de Milstorak, à gauche vers la rivière Phison, il y a une chose merveilleuse, c’est une vallée entre les montagnes qui s’étend sur près de quatre lieues de long. Certains l’appellent le val Enchanté, d’autres le val du Diable et d’autres le val Périlleux » (211). Elle correspond probablement aux déserts d’Asie centrale où les vents, les tempêtes de sable et le gel brisent les rochers, créant une atmosphère particulièrement inquiétante. Après moult discussions, Mandeville et ses compagnons décident d’entreprendre la traversée, et terrifiés, communient avant de pénétrer dans la dangereuse vallée. Partis au nombre de quatorze, seuls neuf compagnons en ressortent vivants, sans que l’on sache où les autres, qui s’étaient éloignés du groupe, ont disparu. Le lieu recèle quantité d’or, d’argent, de joyaux et de pierres précieuses, mais Mandeville maintient le mystère en affirmant qu’ils n’ont rien touché et ne savent si ces visions étaient réelles ou imaginaires, car, dit-il, « je ne voulais pas me détourner de ma dévotion » (213). Un immense charnier indique l’extermination de gens dont les cadavres hideux demeurent entiers : « je m’émerveillais grandement de ce que les corps fussent si entiers, il semblait qu’ils ne pourrissaient point » (213). L’épisode est illustré dans une copie des Voyages réalisée à Paris entre 1350 et 1375 (Fig.12).
Bibliographie :
Jean de Mandeville, Voyages, Paris, 1350-1375, Vatican, Biblioteca apostolica Vaticana, MS Reg. lat. 0750, 29,3 x 19,7 cm, 84 f., 23 miniatures.
Christiane Deluz, « Un monde en noir et blanc ? Les couleurs dans les récits de voyage et de pèlerinage », in Les couleurs au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, Senefiance, 24, 1988, pp. 57-69.
Christine Gadrat, « Les conceptions d’un géographe du XVe siècle », Itineraria, tome 5, Firenze, Edizioni del Galluzzo, 2006, pp. 227-228.
La description de la route de la mer orientale insiste sur les ports de commerce nouvellement ouverts aux flottes occidentales et regorgeant de denrées précieuses. Dans le texte de Mandeville (f. 212) la rubrique annonce : « la terre prêtre jehan et des merveilles d’icelle ». « Cet empereur Prêtre Jean possède une très grande terre et a en son royaume beaucoup de belles cités et de bonnes villes ainsi que beaucoup d’îles variées grandes et larges. Car ce pays d’Inde est formé de diverses îles, parce qu’il est arrosé par les fleuves qui viennent du Paradis terrestre et divisent la terre en plusieurs parties. Il y a aussi beaucoup d’îles en la mer d’Inde. La plus belle cité de l’île Pentexoire se nomme Nyse, c’est une cité royale, très noble et très riche... » (203) (Fig.13). L’île de Pentexoire, déjà mentionnée par Odoric de Pordenone, est également citée par Jean de Plan Carpin, premier européen à atteindre la Mongolie (1245-1247), prêtre franciscain et disciple de Saint François d’Assise qui fit le récit de son séjour à la cour du Kahn (Historia mongolorum quos nos tartarorum appellamus).
Difficile à localiser, l’île est détaillée dans la fameuse Lettre du prêtre Jean qui circule au milieu du XIIe siècle, adressée à l’Empereur d’Orient Manuel Comnène, parvenue au pape Alexandre III et à Frédéric Barberousse. En 1177, le pape envoie une missive à ce monarque mythique et l’exhorte à se soumettre à l’Église de Rome. Cette lettre indique qu’en Extrême Orient, par-delà les terres converties à l’Islam et contrôlée par les musulmans, un royaume chrétien florissant semblait être gouverné par un personnage extraordinaire. Cela permettait d’envisager le rattachement de l’Orient lointain à l’Église romaine d’Orient. Traduite et paraphrasée en quinze langues à maintes reprises (une centaine de versions existent), elle revêt une importance capitale pour l’élargissement de la chrétienté, en particulier lors des croisades. Certains voient en ce personnage un allié potentiel, mais à l’inverse, Joinville dans sa Vie de Saint Louis, lors de la septième croisade, le présente plutôt comme un adversaire. La lettre est citée sans que personne ne s’interroge sur sa véracité.
Vers le milieu du XIVe siècle, le royaume du Prêtre Jean se déplace d’un Orient imprécis vers l’Afrique, en Nubie, près des sources du Nil (Fig.14) et cette utopie encourage l’exploration et la conquête de ce continent. Si on a pu décrire cette lettre comme un document de propagande anti-byzantine visant à discréditer l’empereur d’Orient, sa réception a plus de signification, car elle révèle qu’à travers une fantasmagorie géographique, un projet politique a pris corps, sorte d’alibi à l’expansion du monde chrétien vers l’Asie et l’Afrique décrits comme des territoires peuplés d’êtres hybrides, monstrueux, de palais splendides, de matériaux rares et précieux et autres prodiges, mirage d’abondance aux yeux d’un Occident en grande partie dominé par la pauvreté.
Mandeville associe au royaume du Prêtre Jean le thème de la « mer poissonneuse », déjà présent dans l’Antiquité, en particulier dans les mosaïques romaines. C’est la « mer Aréneuse » (25), non identifiée, dite « sans eau », de couleur marron, néanmoins pleine de poissons. « Il y a dans son pays bien des merveilles. Là est la mer Aréneuse, pleine de sable et de gravier, sans une goutte d’eau et elle va et vient par grandes vagues comme les autres mers et en aucune saison elle ne se calme et s’apaise [...] bien qu’il n’y ait point d’eau, on trouve sur les rives de bons poissons aussi bien que sur les autres mers ; ils ont bon goût et sont délicieux à manger » (205). Mais des personnages monstrueux peuplent l’espace désertique inquiétant : « dans ce désert il y a beaucoup d’hommes sauvages, cornus et hideux qui ne parlent pas, mais grognent comme des pourceaux » (206) (Fig.15). Dans cette mer se jette même un fleuve qui redouble sa portée merveilleuse : « À trois journées de voyage de cette mer, il y a un grand fleuve qui vient du Paradis terrestre, tout de pierres précieuses, sans eau. Il court en aval à travers le désert avec de grandes vagues, comme la mer Aréneuse et se jette en cette mer où il se perd. Ce fleuve court trois fois par semaine et entraîne avec lui de grosses pierres enlevées aux rochers qui font grand bruit. » (205).
Pour Mandeville, qui cite le Psaume 93, « merveilleuses sont les vagues de la mer » (151). Quelles que soient les mers décrites par les voyageurs, l’espace méditerranéen occupe une place de référence à la fois centrale et floue, sans contours fixes : il déborde vers l’Orient, ses attraits, ses dangers et son commerce. Parallèlement au regard éloigné qui permet d’appréhender de loin un décor hybride entre Occident et Orient, le lecteur est amené à décentrer son regard, à être plongé au cœur d’un microcosme foisonnant, d’où l’intérêt pour une nature élargie à l’échelle d’un univers en soi. En dépit du vacillement du temps exprimé par l’écoulement de l’eau, c’est la permanence des formes de la mer qui est soulignée.
Bibliographie :
Mecia de Viladestes, carte marine, 1413, 84, 5 x 118 cm, Paris, BnF, département Cartes et plans, GE AA-566 (RES).
Umberto Eco, Histoire des lieux de légende, Orio al Serio, Bompiani, 2013, trad. fr., Paris, Flammarion, 2013.
Jean de Plancarpin, Dans l’Empire mongol, traduit du latin par Thomas Tanase, Toulouse, Anacharsis, 2014.
Christiane Villain-Gandossi, « Navires idéalisés ou imaginaires au travers d’un corpus de représentations figurées (Ve-XVe siècles) », in Sylvie Requemora-Gros et Loïc P. Guyon (éds.), Image et voyage. De la Méditerranée aux Indes, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2012, pp. 53-64.
- Sandra Gorgievski, Université de Toulon.















